
L’association Carta Academica a remis le 29 janvier à Bruxelles ses premiers Academic Honoris Causa à Julian Assange, Chelsea Manning, Edward Snowden et Sarah Harrison. Durant la cérémonie, le philosophe Geoffroy de Lagasnerie a expliqué qu’ils incarnent tous les quatre ce que Derrida appelle le « destin de l’humanité ». « Est-ce que le destin de ces individus ne monterait pas que nous arrivons aujourd’hui à la fin d’une certaine histoire de la démocratie ? », interroge le philosophe.
Dans un texte publié en 1986, Jacques Derrida avance qu’il y a des moments de l’humanité où
des individus ou des situations particulières en viennent à incarner quelque chose de beaucoup
plus grand qu’eux. Ils incarnent ce qu’il appelle le « destin de l’humanité », le tout du monde, une
situation dans laquelle chacun sent qu’il en va de la gouvernementalité générale, de l’économie
des forces à l’œuvre dans le monde et à laquelle chacun d’entre nous est, malgré soi, exposé.
Derrida affirme que, alors qu’il écrit ce texte en 1986, celui dont la vie synthétise ce tout du
monde, c’est Nelson Mandela. Il mentionne aussi ce qui se passe en Palestine-Israël. Je pense
que ce qui se passe aujourd’hui autour des figures que nous honorons, Edward Snowden,
Chelsea Manning, Sarah Harrison et Julian Assange représente ce type de situation où le destin
de l’humanité est en jeu. Le sort de ses quatre individus est aussi important et devrait susciter la
même indignation mondiale que celle de Neslon Mandela. Il en va aussi dans ce combat de la
protection de la vie et de la mise à mort, de la guerre et de l’Etat, de la vie privée et de
l’exposition au pouvoir, de ce qu’on appelle parfois la démocratie….
Le texte de Jacques Derrida s’appelle « Les Lois de la réflexions ». Car ces moments où une
situation spécifique en vient à synthétiser des forces globales sont souvent des situations où
une tradition se retourne contre elle-même, où tout le monde utilise les mêmes mots et les
mêmes valeurs, se revendiquent de traditions identiques, en sorte que le conflit produit une
autodestruction de la culture instituée, qui oblige à en réinventer les fondements et les
pratiques. Mandela était avocat, et il a utilisé la tradition du libéralisme occidental pour
combattre ses oppresseurs qui eux aussi se revendiquaient de l’occident.
N’est-ce pas exactement une situation identique qui se déroule sous nos yeux, où les 4 figures
auxquelles nous rendons hommage se revendiquent des mêmes valeurs que les gouvernements
qui les menacent, celles du droit, de la démocratie, du respect de la Loi…. (...)
Nous ne nous situons pas ici dans un état d’exception mais dans une manifestation de l’état du
droit dans des démocraties. On voit par exemple comment l’État de droit n’a pas du tout aboli la
problématique de l’arbitraire souverain comme on le dit parfois quand on constate que avec les
mêmes lois, les États-Unis avaient pu décider sous Obama de ne pas poursuivre Assange alors
que maintenant ils le menacent de plusieurs centaines d’années de prison.
Autrement dit Nous arrivons aujourd’hui à un moment politique assez terrifiant parce que, je
crois, ne savons pas vraiment encore sur quelles valeurs fonder nos pratiques de résistance. (...)
Si Snowden est obligé de résider en Russie c’est parce qu’aucune
instance internationale ne peut le protéger des forces etatiques. Snowden, Assange, Manning et
Harrison me semblent devoir être les points de départ d’une régénération de quelque chose
commme une communauté internationale, de quelque chose qui protége les prises de parole qui
se situent au-delà des états. Qu’est-ce que serait une citoyenneté de l’ONU dont pourraient
bénéficier des individus qui sont en frontalité avec la raison d’État.
« Je préfère ne pas avoir de pays que ne pas avoir de voix » a dit une fois Snowden
Quand on pense à la scène où Sarah Harrison est allée chercher Snowden à Hong Kong avec
l’aide de WikiLeaks, on a vu se mettre en place une sorte d’alliance cosmopolite contre la raison
d’Etat, et peut-être cette scène est-elle la forme contemporaine de l’idéal marxiste de
l’internationale.
Que soit remis à Snowden et à ces 3 autres figures une distinction à connotation universitaire a
selon moi d’autant plus de sens que, en fait, leur projet s’inscrit au sens large dans le projet qui
définit l’univers académique.
(...)
Il y a quelque chose de bizarrre avec l’état et l’archive car tout
se passe comme s’il fallait attendre 100 ans, comme sil fallait attendre d’être mort et que des
historiens ouvrent les archives pour que nous puissions enfin savoir la vérité du monde dans
lequel nous vivons et des logiques qui nous gouvernent. Selon moi en ouvrant la boîte noire de
l’état, les figures comme Snowden posent la question de savoir pourquoi nous devrions attendre
d’être mort pour savoir la vérité de nos états. Ils travaillent en ce sens un peu comme des
historiens du présents qui ouvrent dès aujourd’hui les archives de l’état et permettent d’accéder
à une connaissance réalistes des pratiques gouvernementales. C’est donc bien un projet en
rapport avec les concepts de connaissance, d’archives, de vérité qui est en jeu et qui fait d’eux
des figures éminemment académiques.
Je voudrais conclure par un dernier mot. Je sais bien que beaucoup des enjeux qui tournent
autour ce qui se passe aujourd’hui autour de WikiLeaks ou de Glenn Greenwald maintenant
pose aussi le problème de la presse, du secret des sources et de la capacité des journaux à
publier des informations secrètes. Mais dans le même temps je pense qu’il est important de se
méfier de la tendance à assimiler la figure du lanceur d’alerte à la figure du journaliste. Wikileaks
par exemple s’est historiquement constitué dans le cadre d’une critique radicale des pratiques
ordinaires et institutionnelles du journalisme, des censures qu’il opère dans l’accès aux
documents et à l’espace public. On se souvient des critiques très dures d’Assange contre le
traitement médiatique des Panama papers. D’autre part, ce que l’on appelle les lanceurs d’alerte
ne sont pas des journalistes, même si ce sont peut-être parfois des sources.