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le Monde Diplomatique
Idée reçue « La pauvreté, voilà le fléau ! »
Article mis en ligne le 24 septembre 2018
dernière modification le 22 septembre 2018

Au centre des priorités des organisations internationales, des discours de l’immense majorité des partis politiques occidentaux, d’innombrables recherches, rapports et analyses, la « lutte contre la pauvreté » semble faire consensus. En dépit de cette apparente unanimité, celle-ci ne diminue guère et oscille autour de 15 % depuis vingt ans dans les pays industrialisés. Comment expliquer cet apparent paradoxe ?

Pour comprendre la stagnation de la pauvreté au cours des vingt dernières années, il convient de s’intéresser à la façon dont les autorités publiques ont décidé d’aborder le problème au tournant des années 1980. Inspirés par les théories économiques de Milton Friedman (voir « Un foisonnement d’écoles de pensée »), nombre de gouvernements vont progressivement s’opposer à l’héritage idéologique de l’après-guerre. Jusque-là, les politiques sociales visaient ouvertement une plus grande égalité au moyen d’institutions comme la sécurité sociale et les services publics. Elles visaient à fournir à l’ensemble de la population des « droits sociaux » collectifs pour s’attaquer aux causes de la misère en intervenant directement dans la sphère économique et en régulant, notamment, le marché du travail (voir « Droit du travail en vigilance orange »). Bref, moins de pauvreté signifiait à l’époque moins d’inégalités. (...)

Avec Friedman, cette perspective se voit remise en question. L’État social ne serait qu’une gigantesque machine bureaucratique, décourageant l’effort et nuisible au dynamisme de l’économie. L’État ne devrait donc pas intervenir dans l’économie, mais se borner à créer un cadre dans lequel puissent se déployer l’activité économique et la libre entreprise. Pas de système de sécurité sociale ou de services publics, mais des allocations minimales destinées aux seuls « pauvres » : au-dessous d’un certain seuil de revenus, chacun recevrait ainsi un complément du gouvernement (ce que Friedman appellera un « impôt négatif »). Les pauvres jouissant ainsi d’un revenu minimal garanti, pourquoi maintenir les protections sociales à visée universelle existantes ? Aux yeux des néolibéraux, l’idée présente deux avantages fondamentaux : elle ne limite pas les inégalités (supposées doper l’esprit d’initiative) et elle flexibilise le marché du travail. (...)

Si le système de Friedman n’a jamais vu le jour de manière intégrale, il a inspiré la logique des politiques sociales européennes des dernières décennies : réduire les dépenses publiques, circonscrire les droits sociaux en n’en garantissant que certains, résiduels, pour les plus démunis. (...)

Les effets de cette politique sont connus. Les richesses ont considérablement augmenté, mais elles sont de moins en moins bien réparties (voir « Aux États-Unis, les riches creusent l’écart »). Et l’ambition de lutter contre les inégalités a cédé la place à celle de réduire la pauvreté. Simple variation lexicale ? Loin de là…

Déconnectée de l’inégalité, la pauvreté n’est plus pensée comme la conséquence de l’inégale répartition des richesses. Elle devient l’attribut de « publics cibles », dits « fragilisés », supposés faire l’objet de mesures individuelles. En parallèle, on insiste sur les « efforts » que devraient accomplir les allocataires sociaux pour « réussir ». (...)

En réalité, seule l’idéologie néolibérale, qui est au cœur de notre imaginaire politique actuel, a permis d’alimenter le fantasme d’une lutte contre la pauvreté sans redistribution des richesses et d’oublier que l’une des principales causes de la pauvreté des uns, c’est la richesse des autres.