
– Cinq millions d’enfants meurent de faim chaque année dans le monde. 48 ans d’espérance de vie en Sierra Leone, contre 84 au Japon. Comment penser l’injustice hors de nos frontières ? Entretien avec Marie-Duru Bellat, professeure de sociologie à Sciences Po-Paris, auteure de « Pour une planète équitable. L’urgence d’une justice globale ».
Pourquoi ce livre [1], vous qui êtes plutôt une spécialiste des questions d’éducation ?
Dans tous mes travaux, la question des inégalités est essentielle, et elle inclut, dans mes travaux récents, la façon dont elles sont justifiées, notamment par l’idéologie méritocratique. Cette question de la justification des inégalités éclate au grand jour au contact des pays les plus pauvres de la planète : comment supportent-ils, comment supporte-t-on de telles inégalités ?
Quelle est la thèse que vous défendez ?
Elle tient en une phrase : les inégalités mondiales sont d’une telle ampleur qu’elles risquent de rendre le monde tout simplement invivable. Il faut donc s’y attaquer, non pas par pure charité ni même en fonction de considérations de justice élémentaires mais pour préserver notre planète, notre bien-être et notre capacité à vivre ensemble.
Que les inégalités soient condamnables, qui le défendrait…
Cela semble en effet évident. Pourtant, le contraste est spectaculaire entre l’indignation qui nous saisit devant certains faits divers et l’indifférence avec laquelle nous absorbons la statistique de ces cinq millions d’enfants morts de faim chaque année. Ou encore, nous prétendons respecter la vie à tout prix et dans le même temps, nous tolérons que certains, sur la planète, aient une espérance de vie estimée à 48 ans (en Sierra Leone), alors qu’elle est de 83,4 ans au Japon. Nous donnons par charité, mais le plus souvent nous ne percevons pas cela comme un impératif de justice (...).
Pourquoi ces œillères, une question d’information ?
C’est plus profond que ça : imprégnés du modèle du contrat social à la Rousseau, nous avons du mal à penser les questions de justice dans un horizon plus vaste que celui de notre communauté nationale, comme si les frontières constituaient des lignes de partage sur un plan éthique. (...)