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Il faut brûler la recherche postcoloniale : l’Empire contre-attaque
Pascal Blanchard-ACHAC Historien
Article mis en ligne le 28 décembre 2019
dernière modification le 27 décembre 2019

L’Express aux côtés de duo Bouvet-Taguieff se lance dans une croisade contre les chercheurs postcoloniaux. Tribune au vitriol. Il y aurait urgence, l’université et la recherche seraient en péril. Il faut selon eux dénoncer ce danger, stigmatiser les livres et colloques de ces chercheurs. Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Gilles Boëtsch, directement mis en cause, leur répondent.

Que se passe-t-il dans le monde de la recherche pour que L’Express titre sur son site « Les obsédés de la race noyautent le CNRS », le 24 décembre 2019, dans un article au vitriol signée par Amandine Hirou ?

Il semble qu’il y a urgence pour certains à empêcher des chercheurs en sciences humaines, issus d’universités et laboratoires de recherche en France ou à l’étranger, de travailler sur l’histoire coloniale et les héritages postcoloniaux. Un ouvrage précis est la preuve de ce danger immédiat, il vient d’être publié aux éditions du CNRS Sexualités, identités & corps colonisés (avec une postface de Leïla Slimani), regroupant une cinquantaine de spécialistes, tous reconnus. Bien entendu, Amandine Hirou n’en cite aucun, puisqu’elle n’a semble-t-il pas lu le livre et ne connaît pas ce domaine de recherche. Il faut avant tout (et surtout) dénoncer ceux qui osent faire des recherches et des colloques sur ces objets de recherche et s’attachent à comprendre le passé colonial, comme celui organisé au CNAM le 3 décembre 2019 sous le titre Images, colonisation, domination sur les corps.

Il existe pourtant dans le monde entier des chercheurs travaillant sur ces questions depuis des dizaines d’années, mais l’impératif serait d’empêcher les « études postcoloniales » (postcolonial studies) de pénétrer les universités françaises, dans les laboratoires de recherche. L’invasion serait proche…

Quelle conséquence ? Elles menaceraient rien de moins que de détruire l’« édifice républicain » et les « valeurs universalistes ». Le diable serait dans la place. Face à un tel danger, il faut que les chercheurs que nous sommes soient brûlés sur le bucher de l’histoire. Nous serions des traîtres à la cause, nous aurions trahi la recherche, nous serions des « obsédés de la race », des colonies et, pour faire bonne mesure, des « bonimenteurs ». (...)

bien entendu, aucun des signataires n’a lu aucun des livres cités, ni participés aux colloques mentionnés, ni rencontrés les chercheurs flétris par leur prose haineuse. Pour des « scientifiques » qui se targuent de déontologie, on a déjà vu plus convaincants. Chacun jugera, mais on retrouve là la bonne vieille méthode du Printemps républicain ou des radicaux indigénistes : polémiquer, énoncer des fake news, détruire des réputations… il en restera toujours quelque chose dans l’esprit du public.

Les derniers croisés des sciences morales

Ce qui est rassurant, en fin de compte, c’est justement de se dire que ces deux extrêmes — d’un côté le Printemps républicain et de l’autre les Indigènes de la République — nous désignent comme l’ennemi à abattre. L’idée est, pour eux, en fin de compte de se retrouver enfin face à face, comme au temps des colonies. Il y aurait alors le « bien » et le « mal », pas de juste milieu. C’est bien le souhait de ceux qui se prenant pour les derniers croisés des sciences morales en nous mettant au pilori dans cette tribune publié le 26 décembre 2019 par L’Express « Les bonimenteurs du postcolonial business en quête de respectabilité académique », que de nous faire taire et de nous faire passer pour des « chasseurs de postes académiques ».

Première réaction : ils n’ont vraiment rien à faire pendant les fêtes de noël… Seconde réaction : que d’amalgames, de manipulations des informations — jusqu’à utiliser un texte d’un faux chercheur, un certain Camille Trabendi, inventé pour déjà dénigrer il y a dix ans… ou d’une militante du parti des indigènes de la République… cela ne s’invente pas. Troisième réaction : de quoi ont-il peur ?

Pour eux il y a « danger », car désormais le CNRS, l’université, le CNAM s’intéressent à ces questions : outrage ultime, Olivier Faron, l’administrateur général du CNAM a osé imaginer dans le futur, lors du colloque du 3 décembre, « des chaires de postcolonial studies qui manquent beaucoup à notre pays ». rien de surprenant de se pencher sur ces questions, alors que, quelques semaines plus tard, le président de la République s’interrogera lors d’un voyage en Côte d’Ivoire sur les relations entre République et colonisation... Tout cela est, pour eux, la fin de leur magistère et le risque ultime de voir des chercheurs penser de manière différente. De penser le passé colonial. De regarder autrement nos sociétés actuelles. (...)

Notre réponse, aux uns comme aux autres, est identique : laissez-nous travailler. Nous l’avons formulé en direction des décoloniaux radicaux et aux donneurs de leçons moralistes, notamment dans plusieurs textes et réponses (AOC, L’Obs, The Conversation, Libération, Le Monde...), ou sous la plume de Christiane Taubira qui indiquait dans Le Monde du 14 février 2019, que « Le livre “Sexe, race & colonies” restera une référence ». Et, nous vous le confirmons, nous allons poursuivre nos recherches, publier des livres — dans 15 jours le prochain sur les décolonisations —, insister pour que de jeunes chercheurs soient recrutés, pour que des expositions et des films soient faits… et dans le même temps nous allons prendre le temps de vous répondre car nous croyons en la pédagogie des mots, plus qu’à la violence des anathèmes. (...)

Une tribune bricolée, aux sources discutables

Enfin, nous donnons un conseil : avant de publier une tribune, ayez un minimum de déontologie scientifique : lisez les livres que vous critiquez ; venez aux colloques dont vous parlez ; échangez avec les chercheurs de manière normale sur ces questions. Garder les tribunes pour de véritables combats pour défendre les valeurs de la République. N’inventez pas des guerres qui n’existent pas et des urgences qui n’en sont pas. Les chercheurs en sciences humaines ont autre chose à faire que de telles tribunes.

Avec de tels oukases, qu’ils viennent des militants racisés et de leurs alliés ou des ultra-républicains, de deux pôles de radicalité en fait, on prépare une belle société de guerre identitaire. Car avec ces ultra-républicains, la République est vraiment en danger. Et surtout, on veut empêcher que des chercheurs puissent trouver une voix médiane entre l’aveuglement sur le passé et la systématisation – évidemment caricaturale – de ses effets contemporains. Qu’ils soient rassurés, nous avons tous des postes, des carrières, des projets individuels et collectifs. Nous n’attendons aucun poste. D’ailleurs, ce que met en perspective Olivier Faron, c’est pour la génération qui vient.

Dans le même temps, nous ne sommes pas aveugles. Qu’ils y aient des ultras-radicalisés qui aient déformés les recherches postcoloniales pour en faire une machine de guerre contre la République et ses valeurs, nous le savons. (...)

La meilleure manière de répondre aux radicalités indigénistes, aux délires communautaristes et aux réactionnaires de la pensée, c’est justement de continuer sur la voie de ces recherches. (...)

Il faut donc poursuivre ces travaux avec tous les garde-fous nécessaires, sinon il ne restera plus, face à face, que deux radicalités pour nous expliquer le monde dans lequel nous vivons. Et nous serons alors absolument dans les ténèbres. Au cœur des ténèbres.