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Incarcération de masse : la nouvelle ségrégation
- Cet article est un extrait d’un dossier de 6 pages consacré aux violences policières et au racisme aux États-Unis. Ce dossier a été publié sur papier dans le numéro 189 de CQFD (juillet-août 2020). Voir le sommaire du journal.
Article mis en ligne le 22 septembre 2020
dernière modification le 21 septembre 2020

De tous les pays du monde, les États-Unis sont celui qui emprisonne le plus. Avec pour cœur de cible les personnes racisées et pauvres. Après l’esclavage et les lois ségrégationnistes, l’incarcération de masse est le nouvel avatar des oppressions raciales : telle est l’idée-force du documentaire 13th. À voir.

D’abord, quelques chiffres. Flippants. Dans le monde, un quart des personnes incarcérées le sont aux États-Unis, pays qui ne représente pourtant que 5 % de la population planétaire. Et cet ogre pénitentiaire a une nette préférence pour les personnes non blanches : alors qu’à peine 7 % des Américains sont des hommes noirs, ces derniers représentent 40 % des détenus. Mais pourquoi ?

Réalisé en 2016 par Ava Duvernay, le documentaire 13th apporte un éclairage historique édifiant sur la criminalisation structurelle des minorités ethniques outre-Atlantique – dont le meurtre de George Floyd par un agent de police à Minneapolis n’est qu’une énième illustration. (...)

13th ? Le treizième. Le treizième amendement de la Constitution des États-Unis qui, à la fin de la Sécession, interdit formellement l’esclavage, « sauf en tant que punition d’un crime ». Une faille vite exploitée pour relancer l’économie sudiste – mise à mal par l’émancipation des esclaves – via le travail forcé des condamnés. « On a arrêté les Afro-Américains en masse, rappelle dans le documentaire Michelle Alexander, autrice de La Couleur de la justice : incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis (traduit en français aux éditions Syllepse en 2017). Ce fut le premier boom carcéral du pays. »

Comment justifier cette discrimination ? « Rapidement, il y a eu un processus de mythification de la délinquance noire », explique l’universitaire Jelani Cobb. Se propage alors la figure du Noir dangereux, du Noir violeur, du Noir qu’on peut lyncher en toute impunité. Et les pendaisons sommaires se multiplient. « Quand il est devenu inacceptable de perpétrer de tels actes, résume l’avocat Bryan Stevenson, ça a pris une forme plus légale : la ségrégation. »

Dans les années 1960, le mouvement des droits civiques parvient à imposer l’égalité formelle devant la loi dans les anciens États sudistes. Mais la ségrégation se réinvente vite : le président Richard Nixon dégaine le concept de « guerre contre la drogue ». Des années plus tard, son conseiller John Ehrlichman avouera l’entourloupe : « [Nixon avait] deux ennemis : la gauche pacifiste et les Noirs. […] On ne pouvait pas punir le pacifisme ou le fait d’être Noir. Mais en associant les hippies à la marijuana et les Noirs à l’héroïne et en les criminalisant lourdement, on pouvait déstabiliser ces communautés. » De 357 292 détenus en 1970, la population carcérale passe à 513 900 en 1980. (...)

Lassé de perdre les élections, le Parti démocrate s’aligne sur les discours les plus sécuritaires des Républicains. (...)

Si on ajoute à la détresse des détenus celle de leurs familles, on constate que la machine à incarcérer broie des dizaines de millions de vie, participant au passage à la reproduction des inégalités : selon le Pew Research Center (un institut de statistiques), 11,4 % des enfants noirs ont un parent en prison contre 1,8 % des minots blancs.

Et puis, combien de personnes n’ayant rien à se reprocher préfèrent plaider coupable et négocier une peine « plus légère » plutôt que passer des années en détention provisoire et risquer une condamnation encore plus délirante ? Combien de pauvres croupissent dans leur geôle parce qu’ils n’ont pas les moyens de payer la caution exigée pour leur libération ? Selon un rapport universitaire produit en 2017 par le National Registry of Exonerations, la moitié des emprisonnés à tort sont des Africains-Américains.

Autre phénomène pernicieux : la prison continue après la prison. Frappé du sceau d’infamie de « criminel », il est plus difficile de trouver un logement, un travail, de décrocher une licence commerciale. D’obtenir la garde de ses gosses. Voire même juste de voter (...)

Ces dernières années pourtant, la tendance est à la déflation carcérale : des politiciens, républicains comme démocrates, fustigent un système qui n’a en rien résolu la criminalité alors qu’il coûte les yeux de la tête. Des lobbyistes défendent désormais des procédés d’incarcération à domicile. Tout changer pour ne rien changer, en somme. « Où est le progrès si les personnes de couleur sont toujours autant surveillées ?, interroge Michelle Alexander. La différence, c’est qu’une entreprise fera du profit avec la surveillance GPS. Seule la nature de la prison change. » L’oppression, décidément, est une plante vivace.