
L’information sur les inégalités est abondante. Mais on oublie souvent de montrer que les inégalités, liées entre elles, forment un système global. C’est lui qu’il faut remettre en cause.
(...) Tous les travaux sur les inégalités sociales sont le plus souvent extrêmement spécialisés. Trop souvent ils s’enferment dans un domaine au champ déterminé tout en ignorant ce qui se passe ailleurs. C’est le cas par exemple du dernier ouvrage de Thomas Piketty [1], qui traite des inégalités de revenus et de patrimoines. Pour nécessaires et précieuses que soient les études spécialisées, il faut être conscient de leurs limites, y compris dans leurs propres domaines, dès lors qu’elles ignorent celles menées sur les domaines voisins ou connexes.
Par ailleurs, une division du travail s’est introduite au sein du monde intellectuel comme auparavant au sein du travail manuel à l’instigation du taylorisme dans l’entreprise. On applique de plus en plus à la recherche scientifique les recettes de l’organisation industrielle : la recherche doit se spécialiser de plus en plus, se normaliser, se soumettre à des procédures rigides, etc. En même temps, la concurrence entre les organismes de recherche et entre les chercheurs poussent souvent ces derniers à s’enfermer dans un pré carré qu’ils défendent jalousement : la « propriété privée » des concepts, des champs, des résultats n’est pas moins génératrice d’étroitesse d’esprit que celle des biens. Enfin, dans le cas d’espèce, la division des champs de compétence des différents appareils administratifs, qui sont bien souvent les principales sources d’information statistique, introduit elle aussi des obstacles supplémentaires.
Pour pallier ce défaut, une simple synthèse de l’ensemble des données disponibles, composant une sorte d’état des lieux ou de tableaux des inégalités, comme le fait par exemple l’Observatoire des inégalités, pour nécessaire qu’elle soit, ne suffit pas davantage : elle fait comme si toutes les inégalités se valaient et comme si elles n’étaient pas liées entre elles.
Ce qu’il faut tenter de mettre en œuvre, c’est une approche systémique des inégalités sociales : une approche qui mette précisément en évidence leur caractère de système. Un certain nombre d’exigences en découlent.
Parler de système des inégalités sociales suppose, en premier lieu, de ne pas limiter leur étude à une approche analytique séparant leur manifestation sous différents aspects ou au sein de différents domaines. Cela implique de montrer, au contraire, que les différentes inégalités interagissent, qu’elles se déterminent réciproquement, qu’elles sont mutuellement causes et effets les unes des autres et qu’elles ne peuvent s’expliquer et se comprendre par conséquent que dans et par leurs relations. (...)
La mise en évidence de ces interactions permet le cas échéant de hiérarchiser les inégalités en mettant en évidence celles qui s’avèrent les plus déterminantes dans ce système : ainsi en va-t-il par exemple des inégalités quant à la position dans la division sociale du travail, dans la hiérarchie des diplômes scolaires ou dans celle des revenus à l’égard des inégalités entre catégories sociales. A livrer en vrac des informations sans les comprendre d’un point de vue global et sans hiérarchiser l’importance des différents facteurs, on finit par faire comme si tout se valait, des inégalités de revenus dans le monde à l’accès aux soins dans les campagnes françaises.
La plupart de ces interactions provoquent des processus cumulatifs. (...)
Remettre en cause le système sous-jacent des inégalités dans son ensemble est une opération beaucoup plus complexe que faire miroiter la possibilité à tous d’accéder au sommet d’une société inégalitaire.