Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Acrimed
Info en continu, journalisme à la chaîne
Article mis en ligne le 31 juillet 2021

Pointées du doigt comme modèles de la «  mal-information  », les chaînes d’information en continu concentrent les critiques : information spectacle, remplissage, prééminence du commentaire sur le reportage ou l’analyse de fond… L’information en continu apparaît cependant non comme une dérive, mais comme le miroir grossissant des travers du système médiatique actuel.

Souvent allumées en bruit de fond dans les bistrots ou les salons, les chaînes d’information en continu sont devenues familières. Ces trente dernières années, elles ont accompagné les transformations de l’espace médiatique – et y ont contribué. Un bref historique du développement de l’information en continu en France permet de retracer les différentes dimensions de ce nouveau modèle de diffusion de l’information. De quoi alimenter la réflexion et aiguiser la critique. (...)

France Info (1987) ou le « self-service » de l’information

L’information en continu est une invention (relativement) récente. La première chaîne télévisée « tout-info » est états-unienne : il s’agit de CNN (Cable News Network) lancée le 1er  juin 1980 par l’homme d’affaires Ted Turner (nous y reviendrons). En France, le premier média à mettre en œuvre le principe de l’information en continu est une station de radio. (...)

Malgré un certain scepticisme entourant le projet, France Info trouve rapidement son public (...)

En 1987, le concepteur de France Info, Jérôme Bellay, alors directeur de l’information de Radio France, expliquait vouloir créer « un self-service de l’actualité pour l’homme pressé ». Bref, « de l’information de consommation » pour des auditeurs qui « resteront à l’écoute un quart d’heure en moyenne [2] ». Il proposait ainsi une première conception de l’information en continu : une offre d’information rapide, disponible à toute heure, à destination des catégories aisées. (...)

L’information en continu est donc, bien au-delà du seul cas de BFM-TV, synonyme d’information « low cost ». Et d’une organisation du travail stakhanoviste : « Le rythme de production est beaucoup plus élevé que celui d’une rédaction audiovisuelle d’une chaîne hertzienne », expliquaient Marchetti et Baisnée à propos de la chaîne d’info Euronews. Les journalistes doivent enchaîner les sujets pour nourrir le flux. Cette organisation du travail se traduit par une prédominance du « journalisme assis », ou encore « en desk », assuré par de jeunes recrues (...)

Le journalisme assis consiste à réaliser des sujets entièrement à partir du bureau, en montant et en commentant des images fournies souvent par des tiers (agences, institutions, autres médias, archives, parfois même tournées par des particuliers) ou – cela arrive tout de même – par les JRI de la chaîne. Les chaînes d’information en continu fonctionnent en grande partie comme des usines de retraitement de contenus produits par d’autres (...)

Et même lorsque des journalistes reporters d’image sont mobilisés pour couvrir un événement, ils sont pris dans les contraintes d’une organisation du travail visant avant tout à réduire les coûts. (...)

Priorité au direct… et aux débats ineptes

Aux contraintes économiques s’appliquant au travail des journalistes de desk comme des JRI s’ajoute un second type de contrainte liée à la temporalité du format « tout info ». Les informations « chaudes » doivent être publiées le plus rapidement possible, une pression accrue par la concurrence entre les chaînes (...)

Bref, « priorité au direct » comme le veut le slogan de BFM-TV. Et lorsque « l’actualité de crise » fait défaut, il faut assurer un remplissage du temps d’antenne. Pression constante de temporalités toujours plus courtes et d’un volume de production élevé, le tout dans un contexte de manque de moyens chronique… Un tel schéma conduit à une information de qualité médiocre : recyclage de contenus de tiers, circulation circulaire accrue de l’information, suivisme à l’égard des sources officielles, ­informations non recoupées, interviews sans contradictoire (ou presque), mise en récit, voire mise en spectacle de faits divers ou d’informations anecdotiques, petites phrases…

La multiplication des débats télévisés et autres plateaux de discussion est également une autre manifestation du « low cost ». N’impliquant aucun travail journalistique ou presque, aucun frais d’enquête ou de tournage, avec des invités rarement rémunérés, ils représentent une option de choix pour remplir l’antenne à peu de frais. Et permettent, de surcroît, d’entretenir un réseau, si ce n’est un vivier d’intervenants souvent eux-mêmes issus du marigot médiatique. D’une teneur informative nulle ou presque, le journalisme de commentaire joue ainsi à plein sur les plateaux des chaînes d’info en continu. Autant d’intarissables robinets d’eau tiède ; autant de « disputes à clic » qui donnent tout particulièrement la prime aux provocations réactionnaires et aux obsessions de l’extrême droite, pas seulement sur CNews…

Les chaînes publiques ne dérogent pas à la règle, adaptant sous des formes à peine modifiées les obsessions et les pratiques « low cost » de leurs concurrentes. Au-delà du cas de Franceinfo [15], c’est aussi le cas à France 24, où une écrasante majorité de journalistes sont en réalité spécialisés dans le recyclage de dépêches. « On est une entreprise de ravalement de l’info », témoigne un journaliste de la chaîne [16]. (...)

Ce bref panorama de l’information en continu en France appelle plusieurs questionnements. À consulter les chiffres d’audience publiés par Médiamétrie, on constate que les parts des chaînes d’information en continu sont largement inférieures à celles des chaînes généralistes [17]. Les chaînes d’info, décrites comme les Moloch de l’information, seraient-elles en réalité des tigres de papier ? Et quel est l’intérêt, pour des groupes tels que Bouygues ou Vivendi, de posséder des chaînes déficitaires aux audiences réduites ?

En réalité, cette situation n’a rien d’original dans un secteur comme la presse, en berne depuis des décennies. Les investissements des industriels s’y inscrivent souvent dans une logique d’influence (symbolique, politique, économique) : posséder un journal permet non seulement de valoriser « l’image de marque » d’un groupe industriel, mais également d’exercer un relatif contrôle sur la parole médiatique [18]. (...)

c’est sans doute le changement de cap brutal imposé par Bolloré à I-Télé qui constitue l’exemple le plus spectaculaire de stratégie d’influence. Le site Les Jours lui dédie une série d’articles, et rend compte de la manière dont l’homme d’affaires a imposé à CNews (ex I-Télé) une ligne éditoriale réactionnaire conforme à ses préférences politiques… voire religieuses [19]. Incarnée par plusieurs têtes d’affiches (Jean-Marc Morandini, Éric Zemmour, Pascal Praud), chroniqueurs et invités d’extrême droite omniprésents sur la chaîne, cette orientation vaut à CNews d’être qualifiée de Fox News à la française [20]. Ce tournant est d’ailleurs assumé à demi-mot par le directeur général de CNews, Serge Nedjar (...)

Décors clinquants, jingles tapageurs, animateurs affables, diffusion non-stop, les chaînes d’information en continu se donnent volontiers les atours de vaisseaux amiraux de l’information. La réalité est tout autre : celle d’un bricolage permanent, d’un manque de moyens chronique, de journalistes soumis à des cadences intenables pour recycler des contenus produits par des tiers. Le résultat : une information généralement de mauvaise qualité, non recoupée, et sans recul par rapport à leurs sources, notamment institutionnelles. Des contenus qui n’ont de l’information que l’apparence, surdéterminés par les contraintes publicitaires et d’audimat. Cette réalité est loin d’être une exception dans le paysage médiatique : l’accélération du rythme de production et la paupérisation du travail journalistique frappent l’ensemble de la profession, dans la presse écrite comme dans l’audiovisuel. Souvent décriées et pointées comme un contre-modèle, elles pourraient bien être l’avant-garde du journalisme de demain, toujours plus pauvre, dépendant, et livré aux caprices des pouvoirs économiques et politiques.