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Observatoire des inégalités
Invisibilité des plus fragiles ou cécité collective ?
Marion Carrel, maîtresse de conférences en sociologie à Lille 3
Article mis en ligne le 15 septembre 2015
dernière modification le 8 septembre 2015

Historiquement, la condition de pauvre, comme celle de femme, a longtemps empêché l’acquisition du statut de citoyen. Si la législation a évolué, cet héritage a laissé des traces. Les pauvres restent bien souvent inaudibles dans l’espace public, considérés comme « assistés », renvoyés à leur état de nature, afin de mieux souligner leur immaturité. De plus, leur autodisqualification alimente le cercle vicieux de leur invisibilité. (...)

La honte et la peur du jugement, aiguës chez les personnes en situation de grande pauvreté, les poussent au silence. « On a envie d’être citoyens, mais on n’est pas reconnus. On ne se sent pas citoyens parce qu’on est toujours privés de droits », racontent des militants d’ATD Quart Monde [1]. Alors, ce sont souvent les autres - travailleurs sociaux, chercheurs, politiques, militants associatifs - qui parlent à leur place, avec plus ou moins de succès. Les pauvres seraient-ils donc condamnés à « se taire ou être parlés », selon l’expression de Bourdieu ?
Pour peu qu’on ouvre les oreilles, pourtant, il n’y a pas de sans-voix : les pauvres ont plein de choses à dire. Ils ont des savoirs utiles à l’amélioration des politiques publiques. Seulement, a-t-on réellement envie de les écouter, de les voir ? Ils nous rappellent les inégalités, les discriminations, le déni de reconnaissance, auxquels nous participons malgré nous par passivité. Les plus chanceux racontent aussi comment la prise de parole et les actions menées dans des collectifs leur ouvrent la voie vers la dénonciation de ces injustices. N’est-ce pas plus prudent qu’ils restent silencieux ? N’est-ce pas plus simple de laisser les inégalités se creuser et les discriminations bloquer les trajectoires, en silence ? Jusqu’à la prochaine émeute qui ne sera pas considérée comme une forme d’expression politique, et qui sera réglée par la répression et la privation de liberté. L’émancipation des pauvres, des non-diplômés, des immigrés est pourtant un enjeu primordial en démocratie, il relève d’une responsabilité sociétale et politique. Il est de notre ressort à tous d’améliorer le fonctionnement de notre démocratie, d’écouter les personnes qui s’expriment différemment, de comprendre les mécanismes qui les poussent au silence, afin qu’elles développent leur pouvoir d’agir.

Comment sortir de la cécité collective ? (...)

Oui, le cercle des injustices et du silence politique est vicieux. Oui, les promesses non tenues à propos du récépissé de contrôle d’identité, du droit de vote des étrangers, de la lutte contre les inégalités sociales alimentent ce cercle vicieux. Oui, les institutions résistent à fonctionner de manière moins pyramidale, et la démocratie participative se réduit souvent à de la communication. Mais des solutions existent pour « agir en démocratie » [3], que ce soit dans nos quartiers, lieux de travail ou de loisirs. Aller vers, se mettre à l’écoute, prendre le temps de la relation, réhabiliter le conflit démocratique, encourager les actions collectives, pousser les institutions à la transparence et à rendre des comptes : autant de leviers pour encourager l’action et la prise de parole des « invisibles » et ré-enchanter la politique.