
Pour le chercheur Philippe Marchesin, auteur d’un livre récent sur l’aide publique au développement en France, « l’aide » française a historiquement toujours été opaque et intéressée. Il craint que la nouvelle loi sur le « développement solidaire », votée en août, ne change pas fondamentalement la donne.
Le salaire des professeurs de Wallis-et-Futuna. La facture de chauffage de centres de rétention pour réfugiés sur le sol français. Les frais de démantèlement de sous-marins nucléaires en mer de Barents, dans l’Arctique.
Ces trois dépenses de l’État français n’ont, en apparence, rien de commun. Pourtant, elles sont toutes (ou ont toutes été) considérées par la France comme relevant de l’« aide publique au développement ». À ce titre, elles ont été décomptées du budget global consacré chaque année par l’État français à l’aide au développement, supposé contribuer à lutter contre la pauvreté et les inégalités mondiales.
Chaque année, des dépenses n’ayant qu’un rapport lointain avec des objectifs de développement sont comptabilisées dans ce budget : versements destinés aux territoires d’outre-mer (soit de la France vers la France), dépenses de dépollution nucléaire, formations de personnels militaires... Des chiffres de l’aide en partie « gonflés » pour coller aux objectifs avancés par les gouvernements des pays les plus riches afin de démontrer leur solidarité – la France ambitionne ainsi d’y consacrer 0,55 % de son revenu national brut d’ici à 2022.
Les chiffres en trompe-l’œil ne sont que l’un des problèmes soulevés par la politique française d’aide au développement. Un chercheur, Philippe Marchesin, en dresse un panorama fourni dans un livre publié en mars 2021, La Politique française de coopération. Je t’aide, moi non plus (L’Harmattan), somme de 688 pages, fruit d’une dizaine d’années de travail.
Sous les atours de la solidarité, un intérêt bien compris
L’enseignant-chercheur, rattaché au département de science politique de l’université Paris I-Panthéon-Sorbonne, y déconstruit deux idées tenaces à propos de cette aide. La première est qu’elle répondrait à un double objectif de solidarité (envers les pays « aidés ») et d’intérêt (pour la France, à travers l’influence et le poids diplomatique que cette aide lui apporte).
Historiquement, la solidarité est en réalité un moteur bien faible en comparaison de l’intérêt que la France tire de cette politique, assure Philippe Marchesin. Certains professionnels de l’aide cités par le politiste le disent d’ailleurs sans détour. (...)
Parmi ces « intérêts bien compris » peuvent figurer l’espoir d’un gain diplomatique (s’attacher des votes au sein du Conseil de sécurité de l’ONU), stratégique, ou encore la recherche d’intérêts économiques : marchés pour des entreprises françaises, accès à des matières premières stratégiques – pétrole, uranium... (...)
Les calculs de Disclose et Mediapart concernant le nombre d’entreprises françaises ayant remporté les appels d’offres de l’AFD ces dernières années confirment cette tendance.
Les avions d’Omar Bongo
L’auteur de La Politique française de coopération déconstruit également une seconde idée reçue : celle que l’aide serait un simple transfert d’un pays à un autre, en somme un « geste plutôt sympathique adressé de manière unilatérale par un donateur à un receveur ». (...)
Il invite à considérer plutôt l’aide comme un échange dont les deux parties cherchent à tirer le maximum de bénéfices – l’État receveur n’étant « pas moins intelligent et opportuniste » que le donateur. Le politiste cite, parmi de nombreux autres, l’exemple des avions de feu Omar Bongo, président du Gabon pendant 41 ans et ami de nombreux chefs d’État français. (...)
Opacité et éparpillement
L’aide au développement telle que conçue et mise en œuvre par la France depuis les années 1960 n’est pas seulement intéressée. Elle est également opaque. Le simple fait de calculer précisément son montant total relève du casse-tête. (...)
Même les acteurs théoriquement les plus avertis de cette politique admettent son manque de transparence. (...)
Impasses de la politique du chiffre
Ce manque de transparence devient d’autant plus criant que les fonds alloués à l’aide publique au développement française sont en augmentation depuis 2014. Ils sont passés de 8 milliards d’euros en 2014 (0,37 % du revenu national brut) à 10,3 milliards d’euros en 2018 (0,43 % du RNB), puis 12,4 milliards en 2020 d’euros (0,53 % du RNB).
Emmanuel Macron en a fait l’une des priorités de son mandat. Il tient à son objectif de 0,55 % du RNB français consacré à l’aide publique au développement d’ici à 2022. Mais en matière de développement, la politique du chiffre n’est pas toujours la plus avisée.
Elle pousse en effet à comptabiliser les dépenses les plus variées, parfois fort éloignées de l’aide aux « populations vulnérables » mise en avant par l’Agence française de développement. Financement de missions archéologiques françaises à l’étranger, dépenses de dépollution nucléaire en Russie et en Ukraine, argent versé au gouvernement djiboutien pour maintenir la base militaire française dans le pays… Depuis 2016, il est également possible de passer au titre de l’aide publique au développement des programmes de « prévention de l’extrémisme violent » et certaines formations militaires dans les pays éligibles. (...)
L’inventaire de ces bizarreries n’est pas qu’anecdotique. « La plupart des augmentations [du budget français de l’aide] observées depuis 2017 résultent de la comptabilisation de flux qui ne quittent en réalité jamais le territoire français, ou du moins ne représentent pas d’argent additionnel pour les pays en développement », relève Coordination Sud dans un document destiné aux parlementaires français. (...)
Vouloir faire du chiffre a également des conséquences sur les salariés des institutions chargées de mettre à disposition et de suivre ces fonds. (...)
Une loi pour changer cinquante ans d’inertie
Une loi votée en août dernier devait répondre à une partie de ces problèmes. La « loi de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales », c’est son nom, réaffirme les priorités de l’aide française, au premier rang desquelles « l’éradication de la pauvreté dans toutes ses dimensions ».
Elle met l’accent sur les dons, destinés aux pays plus pauvres et aux secteurs prioritaires (éducation, santé…) mais pourtant délaissés depuis la fin des années 2000 au profit de prêts, qui favorisent les pays jugés « moins risqués ». (...)
Afin de s’assurer de l’utilisation de ces fonds, la loi crée une « commission d’évaluation de l’aide publique au développement » chargée de vérifier son efficacité et de garantir sa transparence. (...)
Mais pour Philippe Marchesin, le compte n’y est pas encore. « Il y a des éléments intéressants, sur la progression des dons par exemple. Mais comment cela va-t-il se traduire réellement ? Cela me rappelle quand on a annoncé “un milliard d’euros de dons” supplémentaires dans le budget 2019. Formidable ! Mais un rapport du Sénat a ensuite précisé que ce milliard allait être dépensé en dix ans… Soit 100 millions d’euros par an en moyenne, donc on en restait à peu près là où on était. » (...)
Les dons ne sont, par ailleurs, pas une garantie en soi que ces fonds bénéficient aux plus pauvres. (...)
Pour le chercheur, le texte a peu de chances de bousculer des logiques profondément ancrées (...)