
Plus protectrice que la loi Sapin 2, la transposition de la directive européenne sur la protection des lanceurs d’alerte, bientôt débattue à l’Assemblée, n’est pas forcément la panacée.
Dès le 17 novembre, les députés examineront la proposition de loi destinée à transposer la directive européenne sur la protection des lanceurs d’alerte (1). Il est temps : la France a jusqu’au 31 décembre pour transcrire dans sa législation ce texte adopté en octobre 2019. Le sort de ceux qui se dressent pour dénoncer des atteintes au bien commun, à l’intérêt général, prévenir d’un danger pour la santé publique, l’environnement, ou signaler des comportements illicites menaçant la société ou l’État en sera-t-il amélioré ?
Pour l’heure, ce qui définit encore le mieux un lanceur d’alerte reste hélas le dénigrement dont il est victime, les représailles professionnelles qu’il subit, la précarité économique et sociale qui s’ensuit. Avec souvent, en prime, une vie familiale sacrifiée. « C’est un chemin sans retour. Il y a un avant et un après », résume sobrement Irène Frachon, qui a consacré dix années de sa vie à se battre pour faire éclater le scandale du Mediator et condamner le laboratoire Servier. La pneumologue brestoise estime pourtant « faire partie des privilégiés » : « J’ai conservé mon job, mon mari aussi, et j’ai toujours été soutenue par mon entourage. » Stéphanie Gibaud, elle, n’a jamais retrouvé de poste depuis son licenciement et entame sa huitième année aux minima sociaux : en 2008, elle avait dévoilé les pratiques d’évasion et de fraude fiscales de la banque UBS.
La directive européenne adoptée en octobre 2019 est censée combler les lacunes des droits nationaux et garantir une protection harmonisée aux lanceurs d’alerte (...)
Le projet d’une directive européenne sur ce sujet s’est imposé lors du scandale LuxLeaks, l’optimisation fiscale des multinationales via le Luxembourg révélée en 2014 par un ex-employé du cabinet PwC, Antoine Deltour. Une déflagration pour Bruxelles, puisque le président de la Commission européenne, qui venait alors d’entrer en fonction, n’était autre que Jean-Claude Juncker, Premier ministre du Luxembourg au moment des faits dénoncés. (...)
La directive marque une avancée significative par rapport à la loi Sapin 2 : celle-ci oblige en effet à signaler les atteintes à l’intérêt général d’abord « en interne », à l’employeur. Dans un deuxième temps, si cela ne marche pas, le lanceur d’alerte peut alerter les autorités compétentes, puis divulguer ses informations. « On a heureusement aboli cette hiérarchie dans la directive, indique Virginie Rozière. Un lanceur d’alerte doit être protégé, quel que soit le canal choisi pour intervenir : l’entreprise, une autorité externe, la justice… Sinon, on expose la personne qu’on veut protéger à des représailles et on prend le risque que des documents soient détruits ! » (...)
Cette disposition a créé « un gros point de friction avec le gouvernement français », Paris préférant les modalités de la loi Sapin 2. Pourtant, selon les députés chargés, cette année, de la mission d’évaluation de cette loi, le texte n’a pas atteint ses objectifs : « L’obligation de procéder au signalement en interne, les conditions de recevabilité de l’alerte et le manque d’accompagnement par les autorités publiques continuent de dissuader de nombreux lanceurs d’alerte, écrivent-ils. Depuis 2016, le Défenseur des droits n’a été sollicité qu’à 316 reprises et les condamnations à l’encontre des auteurs de représailles restent très rares. »
La loi Sapin 2 transpire la « méfiance envers le lanceur d’alerte ».
(...)
Le texte européen reste toutefois trop timoré, selon Daniel Ibanez. Lui plaide pour qu’« on ne considère plus l’alerte comme un droit, mais comme un devoir ». « Le devoir citoyen de prévenir d’un danger grave pour la santé publique, l’environnement, de porter assistance à personne en danger… Les lanceurs d’alerte disent tous qu’ils n’ont pas eu le choix, sauf à ne plus pouvoir se regarder en face ! Inscrire dans la loi ce devoir d’alerte, c’est leur garantir automatiquement une protection. » (...)
La directive européenne prévoit bien la mise en place d’une « autorité indépendante » pour instruire l’alerte. Mais cette disposition figurera-t-elle dans le texte final ? (...)
À Brest, Irène Frachon en convient : la transposition de la directive européenne l’intéresse peu. « Je préférerais qu’il n’y ait plus de lanceurs d’alerte, qu’on prévienne ces situations où des hommes et des femmes doivent signaler des dysfonctionnements, des déviances. Ce serait le signe d’une démocratie qui fonctionne ! Il existe des services publics destinés à inspecter, contrôler, réguler, sanctionner, mais on ne cesse de les amputer de leurs moyens, de leurs effectifs, de détricoter la réglementation. » Au fond, dit-elle, « je ne crois pas à la protection des lanceurs d’alerte, car ils se dressent dans un système conçu pour les abattre et pour que le libéralisme prospère ! »