
En commençant « L’illusion de la finance verte », livre co-écrit par Julien Lefournier et Alain Grandjean, je ne m’attendais pas à lire un livre qui retranscrit aussi justement ce qu’est le monde de la finance aujourd’hui. ESG, ISR, Finance verte, économie circulaire, obligation verte… tout un tas de mots-clefs que nous avons l’habitude d’entendre dès qu’il s’agit de greenwashing.
Bonjour Julien, merci d’avoir accepté cette interview avec Bon Pote. Avant de rentrer dans le vif du sujet, peux-tu te présenter et nous expliquer ton parcours.
Merci à toi. J’ai travaillé pendant 25 ans sur les marchés de capitaux. Je suis venu aux marchés par les maths, les processus stochastiques constituant un outil important de cette finance. J’ai débuté à la SG où j’ai été recruté dans une toute petite équipe de traders-arbitragistes, composée quasi-uniquement d’ingénieurs issus de grandes écoles. C’est terriblement français d’imaginer que de jeunes diplômés qui n’ont aucune expérience des marchés puissent les arbitrer ! Inconcevable dans une banque américaine. Étape extrêmement formatrice bien sûr. L’arbitrage n’existant quasiment pas dans la nature, peu à l’aise avec la démarche spéculative, j’ai ensuite changé pour ce qu’on appelle l’origination obligataire, origination puisqu’il s’agit de création d’un titre financier, obligataire puisque ce titre est en l’occurrence une obligation. (...)
Plus le risque associé à un investissement est grand, plus le rendement espéré doit être élevé pour le compenser. Une bonne partie de la complexité des marchés financiers réside dans les évaluations (partagées ou pas par les différents acteurs) de ces risques et de ces taux d’échange entre risques et rendements.
Les professionnels publient des performances passées et des indicateurs de risque, c’est la guerre des « track records », tout en rappelant pourtant à juste titre que « les performances passées ne préjugent pas des performances futures »…
Donc, sans boule de cristal, le plus raisonnable c’est tout de même de savoir un peu ce que contiennent ces fonds, quels sont les titres sous-jacents, le levier, les stratégies utilisées, etc. Pour faire simple, dans la pratique, ces fonds se comparent à (voire finalement répliquent) des indices de référence qui permettent en quelque sorte des comparaisons plus objectives. (...)
Voilà sur quoi la finance durable échoue : la compétition (et le marketing associé) dans le paradigme financier de la maximisation du risque-rendement.
Vous expliquez avec justesse que les produits financiers sont structurellement prisonniers de leurs méthodes d’évaluation du court et moyen-terme, et qu’ils ne peuvent pas plaider pour une transition écologique volontaire. Pourrais-tu s’il te plait revenir sur ce point.
Peut-être faut-il d’abord revenir au point de départ pour mieux te répondre. Le “durable”, c’est la prise en compte d’externalités négatives (comme les émissions de GES par exemple) qui doivent être “internalisées” d’une manière ou d’une autre.
C’est un point consensuel pour les économistes et au-delà. Un Bill Gates écrit : « réduire les primes vertes est la chose la plus importante que nous puissions faire pour éviter une catastrophe climatique ». Exemple : une compagnie aérienne qui passerait du kérosène à un biocarburant verrait ses coûts d’approvisionnement augmenter de 141 %. Le terme « prime verte » renvoie à la différence de coût (qu’il faut payer) entre un produit ou un processus qui implique l’émission de GES et une alternative qui ne le fait pas.
Selon Alain Grandjean et moi, une finance qui serait réellement durable devrait satisfaire deux conditions, la première c’est que le sous-jacent du financement soit bien vert (si on finançait une centrale thermique à charbon, ça ne peut pas aller…) et la seconde, c’est que les apporteurs de capitaux prennent justement leur part de cette prime verte à travers une exigence de rentabilité inférieure à ce qu’elle serait pour l’alternative brune. Car la rentabilité pour l’investisseur, c’est bien sûr le coût du capital payé par l’entreprise qui lance le projet vert.
Sinon, ce sont les autres (l’Etat, c’est-à-dire les contribuables, les consommateurs) qui font l’effort pécuniaire, et la finance concernée ne serait que la pratique financière lambda – il n’y a ni contribution singulière ni incitation, donc en particulier aucune accélération en faveur de la transition. Ou bien on ne transitionne pas ou peu. Et c’est exactement ce que l’on observe. (...)
Dans ces flux, tu n’as, d’une part, aucune facturation des coûts cachés de la pollution (ni d’ailleurs de prise en compte possible d’externalité positive, par exemple la reconstruction d’un puits carbone – activités dites de « réparation »), et, d’autre part, leur actualisation écrase le futur. (...)
C’est certain qu’il n’y a aucun rapport possible entre « battre le marché » et une quelconque conviction sur le climat… Il suffit d’observer par exemple la performance du secteur pharma (vaccins !) et même le très fort rebond du secteur énergie “post-confinement” pour comprendre que la maximisation des rendements n’est pas compatible avec une quelconque doctrine climatique. (...)
C’est la raison pour laquelle les financiers (notamment américains) ne voulaient pas entendre parler d’investissement responsable. Je parle ici de ce que fut initialement l’éthique financière : une approche morale excluant des « sin stocks », ces actions « du péché » que l’on refusait d’acheter, ces titres d’entreprises que l’on refusait de financer : l’alcool, la pornographie, l’armement (pour les pacifistes), les casinos, le tabac, etc. Là, on ne faisait pas semblant, on excluait « quoi qu’il en coûte », les actifs inéligibles pouvant être très rentables. Cette éthique ne se subordonnait pas à la rentabilité financière mais elle ne se posait pas non plus la question de son efficacité globale puisqu’il s’agissait de morale individuelle. Bien sûr, d’autres investisseurs ne partageant pas ces convictions allaient acheter ou racheter ces « sin stocks ». La prétention n’était pas de réformer la finance ! Ce qui n’a pas été fait d’ailleurs. (...)
les acteurs financiers sont des entreprises comme les autres. S’imposer des règles (environnementales) plus strictes que les autres, ce serait comme une entreprise qui s’infligerait un handicap de compétitivité-coût. Mortel. C’est bien pourquoi on plaide pour la mise en place d’une forme de taxe carbone aux frontières de l’Europe pour corriger l’écart de sévérité des réglementations. (...)
Dans ce gros supermarché de la finance où l’on markete aux clients (particuliers ou institutionnels) des couples de risques-rendements, l’offre de la finance dite durable n’assume évidemment pas une sous-performance structurelle qui correspondrait à des exclusions massives ou bien à prendre sa part des primes vertes dont nous parlions. On n’entend pas « n’attendez pas des rendements aussi élevés que ceux délivrés par nos concurrents qui ne sont pas durables parce que nous assumons de payer une partie des primes vertes ». Non. On entend au contraire que « vous allez faire autant d’argent que les autres et en même temps sauver la planète ». C’est un dévoiement assez ridicule de l’éthique originelle, discours rendu possible parce que de gros cabinets juridiques à la solde des banques ont perverti la lecture traditionnelle du principe de responsabilité fiduciaire. Lequel stipulait que la gestion pour autrui doit bien sûr maximiser la performance financière au profit du seul bénéficiaire excluant dès lors le véritable investissement responsable qui est, par définition, un investissement fondé sur des critères extra-financiers indépendamment des objectifs de performance financière et donc de l’intérêt financier de l’investisseur lui-même. (...)
sans aucune « additionnalité », et à prix égal, l’obligation verte n’offre à l’émetteur aucun avantage comparatif par rapport à l’obligation standard. Elle ne permet pas de transférer tout ou partie du surcoût d’un projet vert aux prêteurs obligataires via une baisse du coût de financement de l’entreprise qui lance ce projet. Elle ne peut jouer aucun rôle systémique pour favoriser la transition.
Faisons une analogie avec un acheteur qui hésite entre un véhicule électrique et un moteur thermique. Le prêt pour l’un ou l’autre des véhicules que cet acheteur pourrait contracter auprès de sa banque est le même. Si l’acheteur se décide finalement pour le véhicule propre, que son banquier appelle finalement « vert » son prêt n’apporte rien. Le prêt ne joue lui-même strictement aucun rôle différenciant. Ce qui compte, ce sont les incitations pécuniaires (bonus/malus de l’Etat ou de la région) et l’effort personnel (couvrant le reste à charge) de l’acheteur.
C’est exactement ce qui se passe avec l’obligation verte, mais tu liras dans le journal, “plus de X tonnes de CO2 évitées en 2018 grâce à l’obligation VERTE de l’émetteur ABC”. Ici l’adjectif “verte” est trompeur puisque tu pourrais lire exactement la même phrase en l’enlevant. Dans la réalité, il ne sert à rien. (...)
Dans la 3ème partie de votre livre, vous prenez du recul sur la finance. Est-ce possible d’avoir une finance « verte » si le reste de l’économie n’est pas verte ?
Bien sûr que non, puisque toute l’épargne se retrouve dans les investissements. Si on avait une finance verte, on aurait une approche systémique du sujet, et donc une économie verte ou en voie de l’être, en transition.
Par contre, on peut avoir une part de l’économie verte sans finance verte. Et c’est exactement ce qu’on observe aujourd’hui. On ne va pas faire le reproche aux entreprises (ou aux Etats) qui lancent des projets verts de ne pas utiliser les obligations vertes, un outil financier qui ne leur apporte aucun bénéfice financier.
On nous dit que la finance est verte puisqu’elle finance les projets verts. C’est une tautologie complètement vide de sens. Puisqu’elle fait payer le même prix (obligation ou prêt) à Total que cette entreprise finance ses nouveaux projets fossiles ou bien sa diversification dans l’énergie solaire.
Le point clé, je le rappelle, c’est que le coût de la transition est gigantesque. (...)
J’ai quelques questions plus personnelles. Votre livre est un excellent constat de la situation. Il n’y a en revanche aucune solution proposée. Est-ce un parti pris ? Avez-vous déjà la suite de prévue ?
Oui, c’est volontaire.
D’abord parce que nous trouvions que le diagnostic avancé est un sujet en soi. Et nous savions que si nous évoquions des solutions, le lecteur aurait tendance peut-être à zapper les arguments pour se focaliser sur les solutions. Voire penser que notre argumentation servirait des objectifs particuliers.
Ensuite, proposer des solutions, ce n’est pas une démarche de même nature. Pour le diagnostic, nous disons les faits et faisons appel à la raison, nous sommes très analytiques pour montrer comment la proposition de la finance durable ne fonctionne pas et surtout ne peut pas fonctionner. Ce n’est pas la même chose de croire (ou de ne pas croire d’ailleurs) et de savoir. Dès qu’on parle de solutions, on bascule forcément dans une dimension politique. Dans laquelle, le cas échéant, on sépare alors que nous voulions rassembler sur le constat. Personnellement, je suis plus à l’aise avec la connaissance qu’avec l’idéologie. Je ne voulais pas substituer à l’idéologie (de la finance) verte une idéologie de rechange. (...)
Le marché financier à vocation écologique est un mythe. La diversion de la finance verte ou durable telle que proposée est gênante puisqu’elle donne une fausse idée de la réalité : elle n’est pas un accélérateur de la transition. Déclarer la “guerre” au réchauffement climatique en payant zéro pour la mobilisation, ça ne marchera pas. On ne lutte pas contre le réchauffement avec des mots. Bourdieu a écrit : « avec du vide, du rien ou du presque rien, on écarte les informations pertinentes que devrait posséder le citoyen pour exercer ses droits démocratiques ».