
Le secrétariat d’État à l’enseignement supérieur et à la recherche a publié le 9 mai 2017 une circulaire fixant pour règle aux universités d’accorder la protection fonctionnelle aux enseignants-chercheurs attaqués en justice pour diffamation. Le 9 mai, soit le lendemain de l’élection d’un nouveau président et à la veille d’un changement de gouvernement. De quoi se rassurer un peu sur la capacité d’un gouvernement à agir jusqu’au bout. Ce contexte de publication ne facilitera pas la publicité d’une mesure, que l’on pourra trouver très secondaire.
S’agissant d’un texte visant à protéger les scientifiques contre les poursuites bâillons, un élément d’efficacité suppose pourtant de le faire connaître. Il faut en parler. Les aléas de la vie ont fait qu’ici même nous avons alerté sur le danger des poursuites bâillons, ces actions en justice dont la pertinence tient moins à la validité des raisons légales explicites d’un plaignant qu’à sa volonté d’intimider un adversaire en l’amenant devant un tribunal.
Le Monde diplomatique, mai 2017. Le procédé est dérangeant tant il prend cyniquement en défaut le principe formel d’égalité devant la justice, pourtant inscrit au fronton des tribunaux : le contentieux n’étant pas gratuit, les riches puissances privées, individuelles ou collectives, bénéficient d’un avantage structurel sur les plus modestes. Certes il est toujours loisible à ces derniers de se taire. Mais s’avisent-ils du contraire, ne serait-ce que par vocation professionnelle — celle des scientifiques —, qu’ils risquent de se heurter à des intérêts matériels. On a ainsi vu se développer depuis quelques décennies les poursuites bâillons, terme français — ou plutôt canadien — pour désigner les SLAPP (Strategic Lawsuit Against Public Participation (1) ), ces procédures plus fréquentes outre-Atlantique mais dont la menace s’étend. (...)
Quand je fus attaqué en justice pour diffamation par M. Patrick Buisson, qui me réclamait la bagatelle de 160 000 euros, je ne connaissais même pas l’expression de poursuite bâillon et encore moins celle de SLAPP. Mes collègues juristes non plus qui me donnèrent alors l’adresse d’un « bon avocat ». Un ami du Monde diplomatique m’informa. En mettant le mot sur la situation, je me sentis moins seul. Un autre ami, président de tribunal administratif, m’indiqua l’existence de la procédure de protection fonctionnelle (...)
la poursuite bâillon ne serait pas cohérente si, en cas d’échec, le plaignant ne persistait pas. Avant le jugement en appel, ma demande fut acceptée par l’université. Je crois que ce fut la première fois que la protection fonctionnelle s’appliquait à la liberté d’expression. Une autre plainte en diffamation étant déposée contre moi par une société de conseil fiscal et son propriétaire — avant même le verdict en appel de la première affaire —, je réitérai une demande de protection fonctionnelle, qui fut refusée. Mon avocat évoquait toutefois une poursuite bâillon dans sa plaidoirie et le jugement ratifia l’expression. Pour la première fois, je crois.
Les dommages et intérêts accordés ne furent pas confirmés en appel et j’en étais donc pour mes frais. (...)
Pour saisir la portée de cette protection, il ne faut pas seulement considérer la partie visible de l’iceberg. Ici, la publicité de la protection peut suffire à prévenir des poursuites. Sachant que les universitaires sont systématiquement protégés pour les interventions publiques dans le cadre de leur compétence, des puissances devraient renoncer à s’attaquer aux universités et non à un individu isolé. (...)
non seulement cette protection n’est pas inconditionnelle, au sens où elle ne vaut pas en cas de faute professionnelle, mais elle ne supprime pas les coûts moraux des poursuites pour ceux qui les subissent.
La commission a donc pointé les limites d’une telle mesure, limitée aux universitaires, mais il ne lui revenait pas de s’attaquer à cette étrange procédure par laquelle le plaignant peut déposer une plainte avec constitution de partie civile, impliquant une mise en examen automatique. Le versement d’une caution modeste ne saurait dissuader l’initiateur d’une poursuite bâillon qui l’entame justement parce qu’il est sûr de ses moyens financiers. (...)
Certes, on peut se féliciter que dans le monde moderne, des procédés plus expéditifs d’élimination de la critique aient été abandonnés. Enfin, pas dans tous les pays… Évidemment l’écart croissant des richesses ne favorise pas la civilisation des conflits. On peut craindre au contraire que les possibilités d’enrichissement rapide n’encouragent davantage à l’avenir la brutalité et la morgue. Les meilleures résolutions de la justice et des États resteront peu dissuasives tant que les règles cyniques du capitalisme prédateur — on peut gagner énormément, même en perdant sur le terrain judiciaire et en dépensant des frais d’avocats — resteront en vigueur. À quand un nouvel ordre moral bâti sur une subtile gestion financière des contentieux ?
Serait-ce trop attendre de la recherche universitaire qu’elle s’engage d’ores et déjà dans des voies plus combatives ou plus délicates quand tant d’objets d’étude sont négligés — trop sensibles ? — ou quand tant d’analyses pèchent par excès de prudence ? Il y a encore moins d’excuses aujourd’hui.