
Depuis 2008, le niveau de vie des plus démunis diminue diminue. Une crise qui alimente les tensions sociales, mais n’inquiète pas plus que ça les couches favorisées, dont les revenus continuent à augmenter.
+ 1 800 euros annuels pour les 10 % les plus riches, - 400 euros pour les 10 % les plus pauvres.
Le bilan de l’évolution des revenus sur la période 2008-2011 [1] est sombre pour les milieux populaires. La « baisse généralisée du pouvoir d’achat » [2], tant médiatisée, est une imposture : le pouvoir d’achat augmente pour les plus riches et diminue pour les plus pauvres.
Bien des catégories sont à l’abri de la crise. Elle ne frappe qu’une partie de la population : les plus modestes, déjà fragilisés par des décennies de chômage. Les jeunes, les ouvriers et les employés, la main d’œuvre peu qualifiée travaillant dans les petites entreprises du secteur privé et les immigrés sont en première ligne. Et pourtant, on entend essentiellement le bruit des couches aisées qui continuent d’oser se plaindre d’être matraquées par les impôts. Le gouvernement, dont l’action est formatée par les sondages, a entendu le « ras-le-bol-fiscal ». Il a perdu le sens de la réalité sociale.
Les politiques mises en œuvre sont totalement décalées par rapport à la hauteur de l’enjeu. (...)
Trois France se distinguent.
- Parmi les 30 % les plus riches, les revenus ont continué à progresser entre 2008 et 2011 : + 500 euros gagnés par an pour ceux de la tranche située entre les 70 et les 80 % les plus aisés, jusqu’à + 1 800 euros pour ceux des 10 % supérieurs. La crise, les 20 % du haut ne la connaissent pas vraiment. Entre 2008 et 2009 les cours de bourse ont été divisés par deux, mais le rattrapage a été rapide. (...)
- Les trois dixièmes de la population situés entre les 40 % les plus pauvres et les 30 % les plus riches ont vu leur situation stagner. Les classes moyennes ne sont pas « étranglées », selon l’adage médiatique, leur situation n’est pas la plus difficile, mais cette stagnation constitue une rupture pour des catégories au cœur d’une société où l’on consomme toujours plus (...)
- Enfin, parmi les 40 % du bas de la hiérarchie sociale, les revenus diminuent de 300 à 400 euros (données annuelles). Cette France qui décroche a un visage : c’est celle des employés et des ouvriers, qui ont perdu respectivement 500 et 230 euros sur l’année entre 2008 et 2011, quand les cadres ont gagné 1 000 euros, soit un mois de travail d’un Smicard. (...)
Un changement social inédit
Ce décrochage de la France d’en bas est inédit. Jusqu’au milieu des années 2000, les inégalités s’accroissaient par le haut, tirées par la progression des revenus des plus aisés. Pas uniquement des très riches, mais de toute la frange des 10 % les plus aisés. Les moins favorisés continuaient à voir leurs revenus augmenter, notamment au début des années 2000 du fait de l’importante hausse du Smic liée au passage aux 35 heures.« Après tout », nous expliquait-on, « peu importe les inégalités si les plus démunis continuent à récupérer les miettes du progrès ». L’argument ne tient plus quand une part de la population décroche. Et encore, la réalité de 2014 est plus dégradée mais elle n’est pas encore visible dans les statistiques de l’Insee, connues avec deux années de retard. Depuis 2011, tout porte à croire que les plus pauvres se sont encore appauvris et les plus riches enrichis.
La hausse du chômage est à l’origine de ce basculement (...)
La France qui trinque est d’abord celle qui n’a pas eu la chance d’être estampillée bonne élève par le système éducatif (voir encadré sur le décrochage). Même si quelques diplômés ont du mal à s’insérer rapidement, les jeunes en difficulté sont massivement ceux qui n’ont pas eu la chance de faire des études. (...)
Qui s’inquiète de cette fracture ?
Durant des années, on a expliqué aux Français que le pays n’était plus composé que d’une vaste classe moyenne. La plupart des sociologues nous expliquait que les catégories sociales ne servaient à rien pour comprendre la société, que nous n’avions plus que des individus agglomérés [5]. L’amplification de la crise de l’emploi ne fait que dévoiler la fonction de ce discours : effacer le poids du social, des hiérarchies et des rapports de domination. Si tout le monde est frappé, personne ne l’est en particulier. Personne ne peut être mis à contribution. Faire comme si la crise touchait tous les milieux est une façon d’exonérer les couches aisées d’une solidarité nécessaire ou de la reporter sur une minorité d’ultra-riches.
Qui s’inquiète vraiment de cette fracture ? La France qui va mal est populaire et celle dont on entend la plainte est aisée. Elle croule sous l’« assommoir fiscal », paraît-il. La réalité, c’est que les impôts ont augmenté entre 2011 et 2013, dans une proportion très inférieure à la baisse enregistrée entre 2000 et 2010. L’opération de construction du ras-le-bol fiscal a réussi au-delà des espérances de ses promoteurs. La démagogie des baisses d’impôts n’a pas attendu longtemps avant de faire son retour, faisant passer au second plan la réponse aux besoins sociaux [6].
Toute une partie des catégories favorisées s’intéresse aux « questions sociétales » comme on dit, au « social business » ou aux sympathiques chartes de la diversité. Cela ne mange pas de pain. Elle se préoccupe de l’orientation de ses enfants, de ses futurs congés ou de son alimentation bio, plus que de la situation des immigrés, des ouvriers qui travaillent à la chaîne, des caissières, ou au fonctionnement de l’entreprise ou de l’école. Reste à attendre le moment où la contestation sera telle que ces milieux se sentiront vraiment contraints de redistribuer, un peu, les cartes.