
L’arrêt qui met un point final à l’affaire Baby Loup est porté aux nues par les uns, vilipendé par les autres. Ces réactions – sans doute inévitables, compte tenu des passions déchaînées par le licenciement d’une salariée voilée de la crèche, désormais célèbre, de Chanteloup-les-Vignes – portent essentiellement sur la solution dégagée : un camp a gagné, l’autre camp a perdu.
La chambre sociale de la Cour de Cassation s’est pourtant appliquée à prendre de la distance par rapport à l’affaire elle-même, et à mettre en scène cette posture distanciée. Elle s’attache très visiblement à faire œuvre de pédagogue, en délivrant trois leçons – inégalement abouties – de droit constitutionnel (I), droit du service public (II) et droit du travail (III). Mais elle observe, ce faisant, un silence complet sur une particularité cruciale de l’affaire Baby Loup : l’invocation de la « cause laïque » par une association très militante (IV).
– la laïcité, au sens constitutionnel du terme, est un principe d’organisation de l’État et une philosophie de l’action publique. Le principe s’impose aux lois de la République, à ses agents, à ses services publics, et aux lieux où elle s’incarne. C’est tout. Son champ d’application ne s’étend pas au-delà. Une propriétaire de maison d’hôte qui prétendait refuser des clientes voilées au prétexte de « laïcité » l’a appris à ses dépends : elle a été condamnée pénalement pour discrimination, la « laïcité » ne s’appliquant évidemment pas dans les parties communes d’une maison d’hôte. Il est heureux que la Cour ait pris la peine de rappeler ce genre d’évidence, car le principe de laïcité ne doit pas devenir le paravent de pratiques d’exclusion. (...)
– La Cour décide, de manière lapidaire, qu’une activité d’accueil de la petite enfance, exercée par un employeur de droit privé même subventionné, n’est pas une activité de service public. Dont acte. Mais il est dommage que la Cour ne présente pas le fondement de son analyse. (...)
Nous verrons si le législateur dément – ou nuance – le refus de la Cour de Cassation de qualifier d’ « activité de service public » l’accueil de jeunes enfants dans des structures collectives. Il y est invité, en tout cas, par la proposition de loi déposée par le député Roger-Gérard Schwartzenberg le 16 janvier dernier, qui reprend la proposition Laborde d’octobre 2011. Mais le problème ne manquera pas de se reposer à propos d’autres types d’activité… (...)
– Le terrain de la défense des droits des salariés, sur lequel s’était placée la Cour d’Appel, augmente pour ainsi dire sa surface, en s’adjoignant le domaine de la lutte contre les discriminations. En combinant, de manière inédite, deux ensembles de dispositions du code du travail, la Cour de Cassation montre qu’elle a conscience de l’ampleur des discriminations fondées sur la religion, et affirme clairement le caractère illicite de telles pratiques.
Les hypothèses dans lesquelles l’employeur peut exiger d’une salariée qu’elle ôte son voile n’étaient déjà pas très nombreuses : elles sont désormais extrêmement réduites, et placées sous haute surveillance. Il faut se réjouir de cette avancée, parce qu’il n’est pas acceptable que des patrons prétendument « laïcs » ( ?) obligent des femmes de ménage ou des caissières à ôter leur voile, ou autre signe extérieur de leurs convictions religieuses. (...)
– Qu’est-ce qui s’oppose à ce qu’une association se constitue autour d’un tel idéal, milite pour sa promotion, et adopte, en conséquence, des règles de fonctionnement interdisant l’expression des convictions religieuses ? Les statuts de Baby Loup étaient peut-être mal rédigés. Mais l’idée d’une association « de tendance laïque » n’a rien de choquant, sauf si l’on réduit la laïcité à sa dimension juridico-politique. Or la laïcité (libérale, ouverte, stricte, plurielle, de reconnaissance, etc : les interprétations ne manquent pas) peut aussi être appréhendée comme un projet de société, digne d’être érigé en « objet propre » d’une entreprise de tendance.
Cette hypothèse de l’entreprise de tendance laïque n’a même pas examinée par la Cour de Cassation…. A-t-elle craint d’ouvrir une boîte de Pandore ? A-t-elle redouté de se voir démentie, demain, par la Cour de Strasbourg ou de Luxembourg ? Quelles que soient les raisons de son silence, il faut le regretter parce que le résultat est là : les militants laïcs – dans toute leur diversité - sont aujourd’hui moins protégés par le droit, et donc moins libres, que les militants de la cause de Dieu.