Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
le Monde Diplomatique
La fabrique des débats publics (Deux cours inédits de Pierre Bourdieu au Collège de France)
Janvier 2012, pages 1, 16 et 17
Article mis en ligne le 7 octobre 2021
dernière modification le 6 octobre 2021

D’un côté, une situation économique et sociale inouïe. De l’autre, un débat public mutilé, réduit à une alternative entre austérité de droite et rigueur de gauche. Comment se délimite l’espace des discours officiels, par quel prodige l’opinion d’une minorité se transforme-t-elle en « opinion publique » ? C’est ce qu’explique le sociologue Pierre Bourdieu dans ce cours sur l’Etat donné en 1990 au Collège de France et publié ce mois-ci.

Un homme officiel est un ventriloque qui parle au nom de l’Etat : il prend une posture officielle — il faudrait décrire la mise en scène de l’officiel —, il parle en faveur et à la place du groupe auquel il s’adresse, il parle pour et à la place de tous, il parle en tant que représentant de l’universel.

On en vient ici à la notion moderne d’opinion publique. Qu’est-ce que cette opinion publique qu’invoquent les créateurs de droit des sociétés modernes, des sociétés dans lesquelles le droit existe ? C’est tacitement l’opinion de tous, de la majorité ou de ceux qui comptent, ceux qui sont dignes d’avoir une opinion. Je pense que la définition patente dans une société qui se prétend démocratique, à savoir que l’opinion officielle, c’est l’opinion de tous, cache une définition latente, à savoir que l’opinion publique est l’opinion de ceux qui sont dignes d’avoir une opinion. Il y a une sorte de définition censitaire de l’opinion publique comme opinion éclairée, comme opinion digne de ce nom. (...)

Mais les sondages, c’est embêtant, parce que parfois l’opinion éclairée est contre la peine de mort, alors que les sondages sont plutôt pour. Que faire ? On fait une commission. La commission constitue une opinion publique éclairée qui va instituer l’opinion éclairée en opinion légitime au nom de l’opinion publique — qui par ailleurs dit le contraire ou n’en pense rien (ce qui est le cas sur bien des sujets). Une des propriétés des sondages consiste à poser aux gens des problèmes qu’ils ne se posent pas, à faire glisser des réponses à des problèmes qu’ils n’ont pas posés, donc à imposer des réponses. Ce n’est pas une question de biais dans la constitution des échantillons, c’est le fait d’imposer à tous des questions qui se posent à l’opinion éclairée et, par ce fait, de produire des réponses de tous sur des problèmes qui se posent à quelques-uns, donc à donner des réponses éclairées puisqu’on les a produites par la question : on a fait exister pour les gens des questions qui n’existaient pas pour eux alors que ce qui faisait question pour eux, c’est la question. (...)