
Pendant que tout le monde fait mine de s’esbaudir devant les habits neufs de l’empereur, la vie politique se vide de toute substance et se limite au seul combat des chefs, spectacle non seulement fort peu intéressant, mais également manœuvre de diversion qui nous écarte de tout questionnement sociétal, de toute réflexion quant à la société actuelle, son fonctionnement, les forces qui la travaillent et ce vers quoi nous aspirons réellement à aller.
Dans la série "reparlons un peu de politique, si vous le voulez bien", notons que les questions fondamentales du travail, de l’emploi, de l’activité et du revenu forment actuellement un gros tas de poussière sous le tapis, alors même que dans une société aussi marchandisée que la nôtre, elles sont au centre de l’existence de chacun d’entre nous.
La déconstruction de l’emploi
Le travail n’avait pas été aussi malmené dans ses différentes composantes que lors de la mandature qui s’achève. Ne revenons pas sur la triste loi Travaille ! qui — en termes de déconstruction de la protection des salariés — a tout d’une loi de droite quand bien même elle a été imposée au forceps du 49.3 par un gouvernement de gauche dont le président s’était présenté devant les citoyens comme ennemi de la finance… voilà qui est tristement cocasse.
Mais parallèlement à cette volonté délibérée de mettre à bas la forteresse salariale et ses insupportables garanties sociales, ces cinq dernières années ont vu exploser et se confirmer toute une nébuleuse de formes d’activités présentées comme nouvelles et émergentes, mais qui ont toutes comme point commun remarquable d’accélérer le mouvement de précarisation et de paupérisation de pans de plus en plus conséquents de la population active. (...)
L’ubérisation du travail, son morcèlement, son éclatement, l’emprise numérique, la robotisation des processus, toute cette pseudo modernité est en fait le masque complaisant qui dissimule le gigantesque bond en arrière que nous vivons dans la condition laborieuse, jusqu’au retour du travail à la tâche pourtant si magnifiquement et tragiquement dépeint dans son application et ses conséquences par de grands écrivains du XIXe siècle comme Zola ou Dickens.
Sauf que l’urbanisation du monde, la disparition des communs, l’asservissement du biotope et l’appropriation du vivant nous coupent précisément de tout retour en arrière, tant plus personne ne peut prétendre échapper au totalitarisme industriel et à son bras armé, la marchandisation de nos besoins vitaux. (...)
L’avènement de la société de l’inutile
Produire plus, plus vite, moins cher et avec moins de gens est la feuille de route actuelle : celle de l’enrichissement prodigieux et indécent de quelques-uns au détriment de tous les autres.
En ne posant jamais la question des besoins et en se focalisant uniquement sur la politique de l’offre, on vide de sens et de conscience toute la machine industrielle et, à travers elle, chacun des membres de la société. (...)
Non, quand le travail s’invite à la table des décideurs, c’est juste pour le sacraliser, pour en faire un but désirable en lui, la rédemption, l’accomplissement de l’homme moderne, avec en contrepoint et comme une menace bien concrète, le sale sort qui est fait à ceux qui n’ont pas de travail pour survivre, le spectre du chômage, l’ultime infamie de l’humain moderne industrieux, la punition de celui se complet dans la paresse, le visage de celui que l’on construit comme ennemi, comme profiteur, comme serpillère où s’essuyer les pieds, comme le contrexemple, le banni, le pestiféré. Le bâton pour faire avancer l’âne producteur, maintenant que la carotte a été bouffée jusqu’aux fanes. (...)
Jacques Attali a donné le ton de ce qui sous-tend la pensée du travail chez ceux qui n’ont besoin que de celui des autres pour être encore plus riches et ivres de leur puissance : "Seule l’élite sera salariée".
Elle seule aura le droit à la sécurité, la formation, la santé, le logement, le temps long, les projets, les loisirs, le repos et une fin de vie décente. Pour les autres, tous les autres, ce seront les miettes du festin, à genoux, sous la table. (...)