
Jamais une grève dans une chaîne privée n’avait duré si longtemps en France. "C’est la conséquence de la gestion de Vincent Bolloré", analyse Patrick Eveno. Entretien avec l’historien des médias et ancien membre du comité d’éthique d’iTélé, dont il a démissionné en septembre 2015.
La grève à iTélé est entrée le 1er novembre dans sa troisième semaine mais la direction refuse toujours de céder à la moindre revendication des journalistes. Depuis le 17 octobre, début du mouvement, ils demandent le retrait de Jean-Marc Morandini de l’antenne, la nomination d’un directeur de la rédaction distinct du directeur général (postes cumulés par Serge Nedjar, ancien directeur de Direct Matin), la signature d’une charte éthique et la définition d’un projet stratégique et éditorial clair et précis. (...)
Une grève d’une telle durée dans un média privé, c’est inédit en France ?
Ce n’est pas inédit dans l’histoire de la presse car il y a déjà eu de grandes grèves à France Soir et au Figaro dans les années 60. Mais dans l’histoire de la radio et de la télévision, c’est tout à fait inédit : l’ORTF et le service public ont connu des grèves importantes mais depuis les privatisations du milieu des années 80, il n’y avait jamais eu de grandes grèves dans aucun média audiovisuel privé. (...)
des médias sont rachetés en France comme partout dans le monde par des grands groupes ou de grands investisseurs : cela a suscité parfois des tensions comme à Libération (détenu par Bruno Ledoux et Patrick Drahi) ou au Monde (détenu par Xavier Niel, Pierre Bergé et Mathieu Pigasse), mais jusqu’à présent, cela s’est relativement bien passé et les industriels respectent la ligne éditoriale des journaux, des radios ou des télévisions qu’ils ont achetés.
Or, Bolloré, c’est à tout différent, il a un projet pour le groupe Canal+ et le groupe Vivendi, dont fait partie iTélé : l’information ne l’intéresse pas trop, il veut recentrer Canal+ sur le divertissement, le sport, le cinéma, les séries, etc. Et il veut une synergie à l’intérieur du groupe (Vivendi, Havas, Bolloré...), que chacun parle des autres en bien. Et dans ce cadre là, une chaîne d’information avec un minium d’indépendance éditoriale, ça ne correspond pas du tout à ses désirs. Depuis un peu plus d’un an qu’il est aux commandes du groupe Vivendi, il ne sait pas quoi faire d’iTélé, il a laissé pourrir la situation, il n’a jamais répondu à la rédaction, ce qui fait qu’actuellement la rédaction est vent debout contre la non-proposition et les coups de force successifs de Vincent Bolloré sur l’information. (...)
Le journalisme ne rentre pas dans son projet de chaînes. Il est prêt au conflit social et cela pose un véritable problème car le CSA n’est pas chargé de gérer les conflits sociaux, il n’est pas fait pour être le DRH des groupes audiovisuels privés. On va dans le mur parce qu’on ne voit pas comment on peut sortir de la crise actuelle.
Face à un patron interventionniste, les journalistes ont-ils les moyens de résister ?
Nulle part dans le monde, les journalistes n’ont les moyens suffisants quand un actionnaire veut décider de la ligne éditoriale. Si les journalistes ne sont pas d’accord, soit ils s’en vont, soit ils arrivent à faire plier l’actionnaire. (...)
Il y a une limite à toutes les actions volontaristes de la loi. iTélé est une entreprise privée comme une autre et c’est le patron qui décide, à tort ou à raison, de ce qu’il veut faire de son entreprise. On pourrait imaginer des solutions pourtant car Vivendi n’appartient pas entièrement à Bolloré, il ne détient que 20%, mais il faudrait que les autres actionnaires se rebellent. Ensuite, c’est aussi aux clients, aux auditeurs et aux téléspectateurs de Canal+ de se manifester en se désabonnant encore plus qu’ils ne le font actuellement pour faire entendre raison à l’actionnaire. (...)