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observatoire des inégalités
« La marge est partout », entretien avec Samuel Depraz, géographe
Samuel Depraz, géographe à l’Université de Lyon, est l’auteur de La France des marges paru chez Armand Colin. Entretien extrait de Society n° 80, paru le 3 mai 2018.
Article mis en ligne le 7 janvier 2019
dernière modification le 5 janvier 2019

Existe-t-il une « France des marges » ? Est-elle homogène ou plurielle ? Et d’abord, qu’est-ce qu’être en marge ?

(...) les processus de marginalisation, de mise à l’écart, sont complètement différents en fonction de l’espace concerné. On entend beaucoup parler d’une France en marge, périphérique, qui serait une France rurale, des petites villes, et qui s’opposerait mécaniquement à une autre France, bien intégrée à la mondialisation, connectée, innovante et qui, pour l’essentiel, est la France des métropoles. Comme s’il y avait qu’une sorte de fracture territoriale. (...)

C’est très efficace, très politique, mais la réalité est beaucoup plus nuancée. Et la raison en est toute simple : la marge la conséquence d’un processus d’inégalités sociales. Les personnes en marge peuvent être partout, en ville comme à la campagne, en outre-mer comme dans les stations balnéaires touristiques ou dans les villes anciennement industrielles. La pauvreté monétaire est concentrée aux deux tiers dans les grands pôles urbains. (...)

Vous placez en exergue de votre premier chapitre cette formule de Jean-Luc Godard : « La marge, c’est ce qui permet aux pages de tenir ensemble ». Mais encore ?

Je voulais montrer que les marges sont de toute façon observables en permanence, à côté des centres. Elles en sont le miroir nécessaire en ce qu’elles nous permettent d’avoir un regard critique sur la norme sociale, sur la manière dont on produit l’espace, dont on l’organise et dont on produit ou entretient parfois, de façon plus ou moins consciente, des inégalités. Donc il ne faut pas forcément les voir comme un dysfonctionnement. Je crois qu’on a trop tendance à voir les marges en négatif. Alors qu’elles peuvent être riches de sens, notamment quand on assiste à des processus de marginalité choisie, et je ne parle pas là seulement d’épiphénomènes comme l’entre-soi des ultrariches, les « ghettos du gotha » définis par Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon [1].

Vous pensez à quels autres exemples de marginalité choisie ?

Aux populations alternatives, contestataires, qui investissent des territoires par rejet ou par critique de la norme sociale. On parle beaucoup des ZAD mais il existe des populations qui, de façon plus discrète, sont dans la continuation des néoruraux des années 70 et qui aujourd’hui investissent les Cévennes, les Corbières, la Drôme provençale. Elles ont un fort capital culturel, intellectuel, avec des idées politiques et des choix de vie arrêtés. Et elles sont dans des situations plus ou moins précaires matériellement, mais choisies, pour développer des modèles communautaires plus ou moins autonomes. (...)

Voilà ce que les marges peuvent nous apporter : au minimum une réflexion critique, et parfois même, ponctuellement, des solutions innovantes pour la société. (...)

c’est très difficile de savoir si une personne se sent à l’écart ou si elle est vraiment mise à l’écart. La marginalité n’est pas toujours choisie ou subie, c’est un peu un mélange des deux. (...)

Aujourd’hui, on pourrait dire que les territoires les plus visibles et les plus denses sont souvent les plus proches de l’action publique. Typiquement, les territoires de banlieue. Ce sont eux qui focalisent l’action publique. Ce qui, contrairement à des critiques qui ont pu être émises, est totalement nécessaire et justifié, car ces territoires souffrent toujours de processus de désaffiliation, de pauvreté, du fait de nombreux facteurs qui sont à la fois résidentiels, de composition sociologique, d’éloignement du centre…

Ensuite, en fonction des agendas politiques, des élections, on va s’intéresser également à d’autres types de marges, comme celles de l’Outre-mer ou, aujourd’hui, aux territoires des populations captives du périurbain, ces habitants contraints au quotidien par leur budget transport, en plus du logement. Mais évidemment, c’est beaucoup plus difficile, on le conçoit, de traiter des territoires diffus et éloignés, des territoires dans lesquels les situations de pauvreté sont plus ou moins masquées, les mises à l’écart subies et pas forcément revendiquées.