
Il y a quelques mois, un de mes amis les plus proches, qui me connaît et qui est toujours soucieux de mon bonheur, m’écrivait ceci : « Il y a dans ta frénésie de déplacements quelque chose d’effrayant, comme si le seul but de ton existence était désormais de couvrir de tampons les pages de ton passeport et de te déployer sur la planète entière. » Je venais en effet de passer plus d’une année à voyager sans cesse. Ma vie se résumait à de longues attentes dans les halls de gare, à des déjeuners solitaires dans des restaurants d’aéroports. (...)
J’étais fatiguée, tendue, je me plaignais et pourtant, j’étais incapable de m’arrêter. Je me suis interrogée sur cette « frénésie » qui m’a toujours habitée. Je n’ai jamais été assez naïve pour penser qu’elle était totalement innocente, qu’elle ne consistait que dans le désir de découvrir des ailleurs. Pourquoi avais-je un tel besoin de me déplacer ? (...)
Je viens d’un pays où, chaque année, des centaines, des milliers de jeunes meurent dans la Méditerranée ou dans l’Atlantique, anonymes, oubliés. J’ai grandi à Rabat, dans les années 1980, dans un quartier qu’on appelait « les Ambassadors » parce qu’il abritait de très nombreuses représentations diplomatiques et des consulats. Le matin, quand j’allais à l’école, je voyais des files de gens qui attendaient devant de lourdes portes surmontées d’un drapeau étranger et d’une caméra de sécurité. Devant le consulat d’Espagne, il y avait des groupes de femmes. On m’avait expliqué que les autorités espagnoles engageaient exclusivement des mères de famille pour la récolte saisonnière des fraises. « Les mères rentrent toujours chez elles. Pas de risque qu’elles essaient de fuir. » (...)
Des disputes éclataient. Des femmes s’évanouissaient à cause de la chaleur. J’avais honte. Honte de vivre dans un pays que tant de gens voulaient quitter. Honte d’avoir un passeport et de pouvoir, moi, voyager. Je ne comprenais pas ce qui me différenciait des femmes assises par terre sur qui les policiers criaient. Je ne comprenais pas pourquoi, sur les hauteurs de Tanger, les jeunes regardaient les côtes espagnoles et les maudissaient. Moi, je n’ai jamais regardé la mer comme ça. Je n’ai jamais su ce que c’était d’être enfermé chez soi.
Je voyage, mue par la honte et le désir de me venger. Venger mon père qui pendant de longues années n’eut pas le droit de quitter le territoire marocain. Impliqué dans un scandale financier, on lui avait pris son passeport. Je me souviens qu’il refusait de nous accompagner à l’aéroport quand nous partions en voyage ; je crois que la simple vue d’un avion le faisait souffrir. Je n’ai jamais passé une frontière sans penser à eux et sans penser à lui.
Fatima Mernissi, grande féministe marocaine et proche amie de mon père, écrivait : « Si tu ne peux pas quitter l’endroit où tu te trouves, tu es du côté des faibles. » (...)
Je viens d’un pays où, chaque année, des centaines, des milliers de jeunes meurent dans la Méditerranée ou dans l’Atlantique, anonymes, oubliés. J’ai grandi à Rabat, dans les années 1980, dans un quartier qu’on appelait « les Ambassadors » parce qu’il abritait de très nombreuses représentations diplomatiques et des consulats. Le matin, quand j’allais à l’école, je voyais des files de gens qui attendaient devant de lourdes portes surmontées d’un drapeau étranger et d’une caméra de sécurité. Devant le consulat d’Espagne, il y avait des groupes de femmes. On m’avait expliqué que les autorités espagnoles engageaient exclusivement des mères de famille pour la récolte saisonnière des fraises. « Les mères rentrent toujours chez elles. Pas de risque qu’elles essaient de fuir. » Devant le consulat de France, des hommes, des femmes, jeunes et vieux, étaient assis par terre. Certains, arrivés à 5 heures du matin, avaient apporté une petite chaise, un parasol et même de quoi pique-niquer. Des disputes éclataient. Des femmes s’évanouissaient à cause de la chaleur. J’avais honte. Honte de vivre dans un pays que tant de gens voulaient quitter. Honte d’avoir un passeport et de pouvoir, moi, voyager. Je ne comprenais pas ce qui me différenciait des femmes assises par terre sur qui les policiers criaient. Je ne comprenais pas pourquoi, sur les hauteurs de Tanger, les jeunes regardaient les côtes espagnoles et les maudissaient. Moi, je n’ai jamais regardé la mer comme ça. Je n’ai jamais su ce que c’était d’être enfermé chez soi.
Je voyage, mue par la honte et le désir de me venger. (...)
Fatima Mernissi, grande féministe marocaine et proche amie de mon père, écrivait : « Si tu ne peux pas quitter l’endroit où tu te trouves, tu es du côté des faibles. » (...)
la maternité, la vie de famille contraignent les femmes à l’immobilité. Il faut être « là » pour ses enfants, pour ses parents âgés, pour ceux qui comptent sur vous. Sous sa plume, la situation des femmes et celle des aspirants à l’immigration se rejoignent : ils ne peuvent traverser les frontières que d’autres ont tracées pour eux, ils ne peuvent défier l’autorité des puissants sans prendre le risque de payer cette transgression de leur vie.
Je devais avoir vingt ans quand on a trouvé, un matin de printemps, le corps d’un homme mort dans la ferme de ma grand-mère, aux environs de Meknès. C’était un homme maigre, à la peau noire, habillé de guenilles et pieds nus. Plus tard, ma grand-mère m’a dit qu’elle soupçonnait un des ouvriers de la ferme de lui avoir volé ses chaussures et ce soupçon l’a longtemps hantée. L’homme portait au poignet un fin bracelet de perles en plastique sur lequel pendait une petite croix, et c’est ce qui a convaincu ma grand-mère de lui donner un enterrement chrétien. (...)
Il a été enterré sur le bord d’une route. Sa tombe est couverte par de gros cailloux sur lesquels on a répandu de la chaux. Nous n’avons jamais su son nom, sa nationalité, nous ignorions si quelqu’un quelque part le pleurait, nous aurions voulu prévenir sa mère, sa femme, ses enfants. Ma grand-mère en a conçu un terrible chagrin. Elle n’arrivait pas à le dire mais comment supporter qu’un homme meure de faim, d’épuisement, qu’il meure dans une solitude aussi absolue ? Longtemps j’ai rêvé de lui, de ce dormeur du val, dont la peau noire avait viré au vert. « Il dort dans le soleil, la main sur la poitrine. »