
L’anthropologue Claude Lévi-Strauss estimait que « l’homme a resserré trop près de lui-même les frontières de son humanité ». À ne plus appréhender le monde qui nous entoure autrement que par ce que nous pouvons y prendre, nous n’avons de cesse de surexploiter le milieu naturel et de menacer sa capacité de régénération. Aurélien Barrau, astrophysicien, chercheur et auteur de l’essai Des univers multiples, est de ceux qui regardent avec la même passion le très lointain — des trous noirs à la gravité quantique — comme ce que, juste à nos côtés, nous refusons trop souvent de voir : le sort infligé aux animaux afin qu’ils puissent régaler nos assiettes. C’est sur ce dernier sujet, très précisément, que nous avons tenu à l’interroger.
Je crois que le fil rouge, ce serait l’absence de fil rouge. Je ne cherche pas la cohérence à tout prix. Au contraire. Le monde est complexe et multiple ; il est bigarré et foisonnant : abordons-le et arpentons-le d’une manière, elle aussi, complexe et multiple.
C’est précisément parce que la poésie, la philosophie, la musique, la littérature et la physique (entre autres !) ne se réduisent pas les unes aux autres que je crois essentiel – ou au moins souhaitable – de s’y intéresser. Chacune construit un rapport-au(x)-monde(s) singulier et irremplaçable. Chacune invente une sinuosité qui lui est propre et révèle des volets spécifiques du matériau qu’elle affronte.
Je ne veux pas de moteur fondamental. Je préfère des micro-engrenages qui échappent à une mécanique globale bien huilée. Le temps du Grand Ordre, de Cosmos ou de Mundus, est révolu. Ce qui m’intéresse, c’est de tenter de passer et de penser dans un désordre assumé. Je suis peut-être cosmologue de profession mais sans doute « chaologue » de confession ! Si pourtant je devais malgré tout définir une sorte de conducteur, je crois que ce serait une porosité à l’altérité. Disons, un désir, peut-être tout à fait illusoire, de ne pas voir ou aimer dans l’Univers que ce que nous y avons nous-même instillé.
Et, surtout, pour le dire comme le philosophe Jacques Derrida, ce qui me semble vital aujourd’hui c’est la déconstruction du « carnophallogocentrisme », c’est-à-dire la remise en cause de cette terrible hégémonie de l’homme (blanc, faudrait-il ajouter), rationnel (c’est-à-dire ici sûr de son bon droit et ne doutant jamais), en érection (parce qu’il assujettit l’autre à son désir propre) et mangeur de viande (comme image archétypale de l’instrumentalisation des vivants non-humains). (...)
Il n’était pas idiot de scander en Mai 68 « Tout est politique ». Cela a permis de mettre en lumière beaucoup d’interconnections entre les structures de domination. Mais je crois qu’il faut peut-être maintenant élargir le prisme. Certainement pas pour « tourner cette page », comme certains le souhaiteraient, mais au contraire pour l’élargir et l’approfondir. Il n’est aujourd’hui plus possible d’ignorer l’immensité sans précédent de la douleur que nous infligeons aux animaux alors même que nous savons de façon incontestable qu’ils souffrent essentiellement « comme nous », si tant est qu’on puisse utiliser la conjonction « comme » quand il s’agit de cette infinie déréliction. Il est urgent de faire face à cette question mais je crois qu’il faut le faire sur de nouveaux modes : elle est trop vaste, démesurée, pour entrer dans nos anciennes catégories. (...)
il est incontestable que les avancées ou découvertes scientifiques devraient susciter de nouvelles questions éthiques. Or, le fait est que ce n’est pas du tout ce qui se passe ; bien au contraire ! Nous avons maintenant tous les éléments scientifiques requis pour affirmer que les animaux sont des êtres sensibles (pour beaucoup doués d’une conscience, au sens le plus fort de ce terme), mais nous les tuons et maltraitons avec une hargne toujours plus cinglante ou une indifférence toujours plus immense. Tout concourt à affirmer que notre régime carné excessif est très nuisible à notre propre santé, mais nous consommons toujours plus de viande. Tous les éléments pour affirmer que cette même alimentation carnée engendre un désastre écologique (10 000 litres d’eau par kilo de bœuf) et suscite une importante malnutrition humaine (on pourrait nourrir 4 milliards d’hommes supplémentaires si les cultures dédiées au bétail étaient utilisées directement pour nourrir les humains), mais les déforestations pour permettre toujours davantage d’élevages intensifs s’accélèrent. En l’état, non, je ne vois donc aucun signe tendanciel dans le sens que pourtant j’appelle de mes vœux. (...)
Nous sommes aujourd’hui les acteurs d’un système qui comporte de nombreuses violences – souvent insidieuses et d’autant plus terribles – à l’égard des plus faibles. Une certaine violence à l’encontre de ces violences ne me semble pas devoir être écartée absolument. Je n’en demeure pas moins assez réservé sur les actions « choc » de libération animale. Ponctuellement, quand des animaux sont sur le point d’être tués, souvent dans des conditions atroces, et que cela peut être évité, je comprends que certains passent à l’action. C’est une réaction d’empathie rassurante et parfois salutaire. Mais à plus grande échelle, je ne pense pas que ces mouvements servent profondément la cause animale.
Je penche davantage vers une information authentique et donc, finalement très violente pour nos consciences, qui s’évertuent à ne surtout pas voir les conséquences de nos actions (qu’il s’agisse des animaux massacrés comme des réfugiés mourants laissés agonisant devant nos frontières fermées) ! Les reportages télévisés, par exemple, parviennent à nous montrer les lieux les plus secrets de la planète. On pénètre dans les rouages des dictatures, dans les navires de guerre, dans les camps d’entraînement des commandos d’élite, etc. Mais, curieusement, nous n’avons jamais vu l’intérieur d’un abattoir ! Et pour cause… Ce serait proprement insoutenable. Voilà qui pose problème : l’immense majorité des consommateurs de viande ne pourrait soutenir 30 secondes d’images de ce que leur choix – parce qu’il s’agit bien d’un choix qu’il est tout à fait possible de ne pas faire sans rien perdre, tout au contraire, de notre qualité de vie – engendre de façon directe. (...)
Dans le même ordre d’idées, je me demande quels parents pourraient assumer cela face à leurs enfants. Nous sommes enjoints à tenter de présenter le vrai visage du monde, autant que faire se peut, à ceux que nous éduquons. C’est une ligne de conduite raisonnable et assez unanimement acceptée. Sauf, naturellement, s’il s’agit d’alimentation carnée !
Qui serait prêt à expliquer à son enfant, sans pathos, de façon juste factuelle et précise, ce qu’a enduré l’agneau dont il lui propose de dévorer une côtelette ? Et quel enfant, sachant naturellement qu’il peut s’en passer sans la moindre carence (il n’est pas question de maltraiter nos enfants !), continuerait alors à s’en nourrir ?
Je ne suis pas favorable aux actions violentes ; je suis juste favorable à divulguer la violence crue de la vérité. Mais, là encore, la tendance n’est pas celle-ci : on voit surgir des lois qui, tout à l’inverse, interdisent de montrer la souffrance animale ! C’est proprement hallucinant. Ce qui est considéré comme délictueux, ce n’est ni la mort donnée ni la douleur infligée, mais le fait d’exposer cette vérité qui pourrait choquer les âmes sensibles découvrant leur responsabilité… (...)
Je crois qu’il faut sortir de cette vieille dichotomie usée entre nature et culture : elle ne fait plus sens. Si, néanmoins, on souhaite encore y recourir de manière approximative, il ne va pas de soi que l’alimentation carnée de l’homme est « naturelle ». Nombre de nos caractéristiques physiologiques plaident tout au contraire en faveur d’une constitution essentiellement végétarienne : notre intestin est beaucoup trop long pour être celui d’un carnivore, nos dents sont pratiquement semblables à celles des herbivores (qui ont souvent des canines), nous n’avons ni la puissance ni la morphologie des prédateurs, etc. Au-delà, l’argument souvent rencontré (parfois implicitement) suivant lequel parce que Cro-Magnon mangeait de la viande, nous sommes autorisés – voire contraints – à poursuivre la tradition sans l’interroger est absolument ahurissant. Y a-t-il un seul de nos autres choix éthiques que nous oserions justifier en référant à ce qu’il s’agissait d’une pratique usitée chez les hommes préhistoriques ? (...)
le combat « animalier » est frère des combats d’émancipation et de libération. Il n’est pas opposé aux luttes libératrices pour les hommes : il leur est au contraire structurellement lié. C’est une même mouvance. C’est une même sensibilité à la douleur muette des opprimés. Je crois qu’il n’est pas possible aujourd’hui d’être libertaire, anarchiste ou progressiste (un mot que je n’emploierais qu’avec beaucoup de réserves), ou même simplement socialiste, en ignorant cette question centrale.
Quiconque revendique penser le monde au-delà du seul prisme de son plaisir propre ne peut ignorer l’industrie de la mort terrifiante que nous avons mise en place. Nous tuons chaque mois plus d’animaux que la totalité des hommes ayant existé sur Terre depuis toujours… Je me souviens d’avoir, enfant, écouté Jean Ferrat chanter Aragon et déclarer aux femmes s’émancipant « votre lutte, à tous les niveaux, de la nôtre est indivisible » ; c’est exactement ce qu’il faut clamer aujourd’hui : il n’y a aucun sens à opposer la défense des humains (qui, stricto sensu, sont aussi des animaux) à celle des vivants non-humains. La dynamique est la même. Et cessons surtout de penser qu’il sera légitime de s’occuper des animaux quand les autres problèmes seront résolus : ils ne le seront jamais et nous le savons hélas trop bien… (...)
Rien ne serait en effet plus détestable que de se placer, une fois encore, une fois de plus et une fois de trop, en position de donneurs de leçons arrogants, tentant d’infliger au monde entier notre nouvelle morale. Une évangélisation renouvelée, en somme ! Il me semble néanmoins que nous ne courons ici rien de ce risque, et ce pour plusieurs raisons.
– Premièrement, le fait est que les plus gros consommateurs de viande par habitant sont évidemment les pays occidentaux industrialisés. Prôner une extraction de cette industrie de la mort est donc bel et bien avant tout une adresse aux pays riches. Ils sont les premiers concernés et il n’est pas question de faire endosser prioritairement aux plus démunis la responsabilité de la situation actuelle.
– Deuxièmement, le fait est, également, que même dans les zones plus pauvres les animaux d’élevage doivent consommer des céréales ! L’argument demeure donc : puisqu’il faut 12 kilos de céréales par kilo de bœuf (que ce soit aux États-Unis ou au fond du quart-monde n’y change rien), l’utilisation des céréales pour nourrir directement les hommes est nettement plus efficace et rationnelle, même en ignorant le calvaire qu’endurent les animaux. Remarquer que les animaux souffrent partout et que leur élevage est partout essentiellement inefficace pour subvenir aux besoins biologiques des hommes n’est pas faire preuve de colonialisme intellectuel, c’est énoncer une vérité vérifiable par quiconque s’en donne les moyens.
– Troisièmement, je crois qu’il faut en effet penser l’alimentation à l’échelle planétaire, comme beaucoup d’autres questions, dans une optique de répartition des ressources. Tant qu’une très petite proportion des hommes détiendront une très grande majorité des richesses, il demeurera impossible de trouver un point d’équilibre acceptable.
– Quatrièmement, vous avez peut-être raison en déclarant qu’il s’agit d’une utopie et donc qu’un monde sans animaux tués pour notre seul plaisir n’existera jamais. De même, sans doute, qu’un monde sans viol, sans torture et sans homicide. Faut-il pour autant renoncer à cet horizon ? Il ne faut pas confondre, me semble-t-il, le normatif et le descriptif, l’impossible de fait de le non-souhaitable en droit.
– Cinquièmement, je pense qu’il est essentiel de ne jamais recourir à l’argument fallacieux qui consiste à interdire toute action dans la mesure où sa réalisation parfaite est impossible. Il est indéniable que vivre entraîne la mort d’autres vivants. (...)
rien ne serait pire que de continuer à ignorer ce dont l’abyssale urgence me semble aujourd’hui avérée. C’est d’abord une question de simple cohérence : presque aucun homme ne cautionne réellement ce que son comportement induit de violences et de souffrances chez les autres vivants. Qui se réjouit réellement des deux milliards de cochons tués chaque année, sachant que la sensibilité et l’acuité affective des porcs sont aujourd’hui connues comme étant parmi les plus développées ? Commençons par le voir, seulement le voir. Le temps des conséquences viendra... (...)
Il est aujourd’hui scientifiquement « acté » que la sixième extinction de masse est en cours. Son origine anthropique est incontestable. Tenter, comme certains s’y évertuent, de faire croire à un débat dans la communauté scientifique, par exemple sur l’existence ou sur la cause humaine du réchauffement climatique, ne peut relever que de la malhonnêteté intellectuelle. Les conclusions ne s’imposent-elles pas ? (...)
Il va sans dire que l’abattage rituel, généralement associé à de terribles souffrances animales, n’a guère ma sympathie. Évidemment. D’autant plus que quiconque étudie les textes originels comprend que l’erreur est drastique : ces méthodes d’abattage avaient souvent pour enjeu d’épargner les douleurs animales à un temps où nous ne connaissions rien de leur métabolisme réel. Les perpétrer aujourd’hui à l’identique, sachant que leur effet est la plupart du temps exactement inverse, est donc un non-sens absolu. Mais il faut être ici encore prudent. Comme vous le suggérez, l’instrumentalisation guette. Je ne ferai certainement pas de la lutte contre la fête de l’Aïd ou la nourriture hallal une de mes priorités. On voit bien ce qui peut se cacher ici et je ne veux pas de cela… Il est par exemple étonnant – voire consternant – de remarquer que bon nombre de conservateurs pour qui le féminisme et la laïcité n’étaient, c’est le moins qu’on puisse dire !, pas une priorité se voient maintenant rallier ces causes dans le seul but de s’opposer à un Islam en grande partie fantasmé. Rien n’est pire que de voir de grandes idées libératrices dévoyées en outils de domination ou d’humiliation. Et je crois que c’est ce qui se passe avec le concept de laïcité en ce moment, en France. Ne prenons pas ce risque avec la cause animale. (...)