
Le tableau noir du handicap
L’étendue des inégalités et discriminations vécues par les personnes concernées se donne à voir en quelques chiffres. En 2016, moins d’un quart des enfants en situation de handicap (contre presque 100 % des enfants non handicapés) accédait au CM2. En dépit des politiques d’inclusion scolaire, le nombre d’enfants scolarisés en établissements médico-sociaux reste stable de 2004 à 2017 (environ 70 000). En 2018, seuls 34 553 étudiants handicapés sur 2,7 millions d’étudiants étaient recensés dans l’enseignement supérieur [1]. Aucune statistique publique ne recense le nombre d’enfants handicapés entre 6 et 16 ans non scolarisés, estimés à plusieurs milliers lors de la rentrée 2020.
Le taux de chômage des travailleurs reconnus handicapés est presque le double de celui de la population générale. Les retraites sont également moins favorables, les personnes handicapées accédant à des emplois moins qualifiés, étant plus souvent et plus longtemps au chômage et moins en mesure d’avoir des carrières complètes.
Le vieillissement des personnes handicapées est plus précoce et elles meurent aussi plus jeunes, quoique leur espérance de vie augmente globalement depuis plusieurs décennies. La crise sanitaire du COVID19 du printemps 2020 a confirmé ces inégalités de santé.
Ces données statistiques reflètent le vécu des personnes concernées. Dans son dernier rapport, le Défenseur des Droits indique que le handicap est le premier motif de saisine pour discrimination.
Entrer dans une salle de cinéma lorsque l’on est en fauteuil suppose souvent d’être porté·e par ses ami·es ou par le personnel ; si faire ses courses dans un supermarché avec son chien lorsque l’on est aveugle est un droit, des responsables de magasin mal informés peuvent s’y opposer ; se déplacer, c’est se confronter à des stations de métros inaccessibles ou aux horaires contraignants des transports spécialisés, être en butte à une signalétique peu lisible ou peu compréhensible. Les personnes handicapées pour lesquelles une aide humaine est nécessaire doivent composer avec l’intrusion dans leur intimité, la manipulation de leur corps, la disponibilité du travail de care, la dignité des acteurs et actrices de cette relation, que l’aidant soit professionnel.le ou membre du cercle familial, salarié.e ou non. Cette réalité fait obstacle à la participation sociale et à l’accès à une citoyenneté « à égalité avec les autres ». (...)
Cela ne signifie pas qu’elles sont misérables, ni que leur vie est tragique, loin s’en faut, mais cela implique un travail additionnel, spécifique et constant pour endiguer les déséquilibres, réduire les asymétries, déjouer la production des inégalités. Or cet état de fait est lié à l’organisation de nos sociétés, qui privilégient de fait les valides, et à des (non-)décisions politiques.
L’action publique ne parvient pas – voire renonce – à corriger ces inégalités. (...)
Ces barrières structurelles sont occultées quand elles sont ramenées à des choix individuels. Ce qu’il faut de travail en plus pour une personne avec des difficultés d’élocution, par exemple, pour intervenir dans une assemblée publique qui n’aurait rien prévu pour faciliter sa participation est le plus souvent invisible. (...)
Ces asymétries s’étendent à l’ensemble des domaines de la vie sociale : relationnelles, éducatives, économiques, juridiques, culturelles, de santé, etc. Ces multiples discriminations, cumulées et intersectionnelles [6], marquent la biographie des personnes handicapées, traversée par des questions politiques, mais rarement formulées comme telles.
La longue histoire de la charité (...)
La « bienfaisance publique » n’a jamais tout à fait rompu avec un traitement assistantiel. Tout au long du XXe siècle, l’État français a cantonné les politiques du handicap au domaine des « politiques sociales », à l’écart du droit commun. Jusqu’à la toute fin du XXe siècle, le handicap fut pensé comme un ensemble de « faiblesses, des servitudes particulières par rapport à la normale » (...)
Certes, la puissance publique s’est de plus en plus engagée, structurant et finançant le secteur médico-social. Mais elle n’a pas complètement assumé son pouvoir de tutelle, préférant en déléguer la mise en œuvre au secteur associatif. (...)
À la différence de la France, le mouvement handicapé aux États-Unis s’est pour partie inscrit dans les luttes pour les droits civiques des afro-américains, des féministes, des gays et lesbiennes, dans les années 1970-80 : il s’est construit essentiellement contre les discriminations. (...)
Le « modèle social » est devenu un concept académique et une arme de mobilisation politique. Il a permis aux personnes concernées de se définir comme une « minorité politique » réunie par une même oppression validiste, dans une société construite par et pour des personnes sans déficience ni limitation, qui présuppose comme allant de soi la norme d’un individu valide et bien-portant. (...)
La France est longtemps restée en marge de ce mouvement mondial. Malgré des évolutions depuis le début des années 2000, on y observe un assez faible niveau de mobilisation politique des personnes handicapées. Ce n’est qu’à l’aube du XXIe siècle que le référentiel des droits et des revendications politiques identitaire et égalitaire s’y est imposé (...)
Trois éléments principaux peuvent rendre compte de cette dynamique de dépolitisation : la structuration du champ associatif en France, la logique de l’activité politique et enfin les outils conceptuels à disposition pour penser le handicap. (...)
La structuration du champ associatif par groupes de déficiences (motrices, intellectuelles, psychiques, sensorielles) freine aussi les mobilisations transversales. Les dilemmes entre défense de la spécificité du handicap et élargissement de la coalition à d’autres associations et causes voisines, illustre cette difficulté qu’ont donné à voir les conflits autour de la reconnaissance de pathologies dans le champ du handicap : l’autisme, les « troubles dys », les troubles de déficit de l’attention/hyperactivité (TDAH).
Comme d’autres causes, le handicap peut cliver fortement à l’intérieur même des organisations politiques. (...)
quand la mise à l’agenda du handicap devient improbable, l’arène tend à se déplacer du Parlement, des partis et des tribunes politiques, vers le secteur marchand. Les entreprises s’appuient alors sur les revendications des personnes concernées pour promouvoir les « services à la personne » et inciter l’État à se défaire de ses obligations vis-à-vis du secteur médico-social (...)
le handicap interroge inlassablement les choix de société. Reconnaître la présence des personnes handicapées dans la Cité, engage un travail politique, tant sur la façon dont sont pensés les problèmes sociaux et organisée l’action publique, que dans les rapports de pouvoir à l’œuvre dans les interactions individuelles.
Le handicap comme opérateur de changement politique
Le handicap n’est pas une cause sectorisée, mais une politique transversale qui recouvre aussi bien transports, aménagement du territoire, emploi, santé, éducation, culture, vie politique, économie, justice… Les associations le répètent à l’envi : agir pour l’inclusion des personnes handicapées permet de renouveler et de dynamiser la participation sociale de tous. (...)