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Le mot race
Eric Fassin Enseignant-chercheur, sociologue
Article mis en ligne le 28 septembre 2019
dernière modification le 27 septembre 2019

Dans les médias français se multiplient les couvertures et les articles, mais aussi les tribunes et les manifestes, au nom de l’antiracisme, non pas tant contre le racisme que contre le mot race, accusé d’en faire le jeu. Il importe donc à la fois de définir les usages actuels du mot, pour « l’antiracisme politique » comme pour les savoirs critiques, et de comprendre les enjeux de cette réaction. (...)

« C’est très exactement la réalité de la “race”. Cela n’existe pas. Cela pourtant produit des morts. […] Non, la race n’existe pas. Si, la race existe. Non certes, elle n’est pas ce qu’on dit qu’elle est, mais elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale, des réalités. » (...)

À l’unanimité, les députés français ont voté le 12 juillet 2018 un amendement qui supprime le mot « race » dans le premier article de la Constitution. Celui-ci stipule en effet que la France « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». L’expression remonte au Préambule de la Constitution de 1946 : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. » Faisant fi de ce contexte historique, l’Assemblée nationale ne veut entendre aujourd’hui, dans le mot race, que le racisme.

Le Parti communiste est depuis longtemps engagé dans ce combat : après une première tentative qui a échoué en 2003 face à l’opposition de la majorité de droite, il a réussi en 2013, avec le Front de gauche, à faire adopter par l’Assemblée nationale une proposition de loi effaçant le mot race de la législation française – ou plus précisément le qualifiant (à la différence de l’amendement de 2018) : « la République combat le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie », stipule son premier article ; mais « elle ne reconnaît l’existence d’aucune prétendue race ». En tout cas, ce texte n’allait jamais être inscrit à l’ordre du jour du Sénat. Il n’est pas certain que le texte de 2018, porté par la droite, connaisse un sort différent. Du moins a-t-il une valeur symbolique forte, et d’autant plus qu’en l’absence des députés d’extrême droite, il a été adopté à l’unanimité (...)

Si la révision constitutionnelle aboutit, l’article proclamera désormais l’égalité « sans distinction de sexe », un mot remplaçant l’autre. Comme le rappelle Jean-Christophe Lagarde, député UDI porteur du texte, lors du débat parlementaire : « En commission, un très large consensus s’est dégagé, d’une part pour supprimer le mot “race” de notre Constitution, puisqu’il n’existe pas de races différentes au sein de l’humanité, et, d’autre part, pour intégrer le fait qu’il ne peut pas y avoir de distinction selon le sexe dans notre corpus législatif. » La « race » (avec guillemets) cède la place au sexe (sans guillemets).

Paradoxalement, c’est donc pour combattre le racisme que l’Assemblée nationale refuse de nommer la « distinction de race » (je renvoie sur ce point à l’analyse critique de Magali Bessone en 2013), et en même temps, c’est pour lutter contre le sexisme qu’elle choisit d’introduire la « distinction de sexe » : dans les deux cas, pourtant, distinguer reviendrait à discriminer. Qu’importe : d’un côté, comme l’explique la Garde des Sceaux, Nicole Belloubet, « l’espèce humaine est unique et indivisible » ; mais de l’autre, l’humanité est sexuée, comme l’atteste la loi sur la parité. Autrement dit, invoquer la vérité du sexe sert au premier chef à récuser la fausseté du terme race, « scientifiquement infondé ». La Constitution ne ferait donc que refléter un savoir biologique censé séparer le bon grain de l’ivraie – soit le vrai du faux.

Vérité ou pouvoir

Reste que la suppression du mot race est ainsi, pour la première fois, articulée à l’introduction du mot sexe. Il est certes paradoxal d’affirmer la vérité biologique du sexe pour défendre l’égalité entre les sexes au moment même où les opposants à la (supposée) « théorie-du-genre » en font un argument contre la remise en cause des stéréotypes qui fondent un ordre sexuel inégalitaire. Serait-ce le prix à payer pour écarter la race ? (...)

 : le discours sur la vérité occulte un régime de pouvoir. (...)

peut-on réduire le racisme à une thèse scientifique erronée ? De fait, il s’agit là d’un biais intellectualiste dont il faut se garder : la race n’est pas tant fausse que dangereuse. Car cette « erreur » est efficace ; elle valide ce qu’il faut bien appeler la domination raciale. S’il faut la combattre, ce n’est pas par amour de la vérité, mais par haine de l’injustice. (...)

Si le racisme peut effectivement s’autoriser de la science, il convient donc de penser ce savoir, inséparablement, comme une forme de pouvoir.

En second lieu, le droit peut-il être défini par la science ? Et si demain la science devait changer de discours, faudrait-il réviser la Constitution, soit pour rétablir la race, soit pour supprimer le sexe ? Cette hypothèse n’a rien d’absurde. Les études de genre contre lesquelles se déchaînent, un peu partout dans le monde, les ennemis (religieux ou non) de la « démocratie sexuelle », ont effectivement accompagné, voire contribué à un « trouble », non seulement dans le genre, mais aussi dans le sexe. Bien sûr, il ne s’agit pas de nier le fait biologique, comme le prétendent ses détracteurs ; l’enjeu, c’est de rappeler avec la biologiste Anne Fausto-Sterling que le sexe est une catégorie du savoir (et non de la réalité elle-même). D’ailleurs, inscrit dans l’état civil, n’est-il pas institué par l’État ? (...)

loin d’avoir été définitivement écartée par la science, la race revient en force – mais dans d’autres disciplines, et avec un sens radicalement différent. C’est qu’on est passé des sciences de la nature à celles de la société. Lorsque, dans le monde universitaire, on parle aujourd’hui de race, ce n’est pas, bien entendu, pour revenir à la race biologique ; c’est pour nommer une pratique de pouvoir : la racialisation. Ce concept résume l’ensemble des mécanismes, sociaux et politiques, qui ont pour effet de trier et classer les populations en assignant certains groupes à des places inférieures.

Dire de personnes qu’elles sont « blanches » (ou « non-blanches »), ce n’est donc nullement revenir à la race biologique. Au contraire, c’est les caractériser, non par leur couleur de peau, mais par leur position sociale. (...)

Aussi la racialisation peut-elle concerner des groupes définis au premier chef, non par la couleur de peau, mais par la religion (comme les juifs ou les musulmans). C’est l’altérité naturalisée (et non pas naturelle) qui est principe de hiérarchisation.

Bref, le discours actuel des sciences sociales, internationales davantage que françaises d’ailleurs, plutôt que d’opposer le sexe à la race comme le vrai au faux, les rapproche dans une même logique de construction sociale. (...)

Au lieu d’enfermer les personnes dans des cases identitaires, au risque de les essentialiser, les approches intersectionnelles partent du fait que les catégories sociales sont le produit d’une catégorisation politique pour mieux analyser l’articulation de formes de domination plurielles – en particulier sexe et race, au même titre que classe.

L’approche critique de la race, qui caractérise aujourd’hui ce champ d’études au sein des sciences sociales, est ainsi la figure inversée du racisme scientifique. C’est d’ailleurs pourquoi elle connaît un écho important dans les milieux militants d’un antiracisme qui se revendique « politique ». Beaucoup s’inquiètent cependant, y compris dans d’autres cercles antiracistes – les uns et les autres s’accusant mutuellement de racisme : utiliser le même mot, même si c’est à des fins opposées, n’est-ce pas entretenir une équivoque dangereuse ? (...)

Certes, le racisme continue parfois de mobiliser la race, mais nulle confusion n’est possible avec les savoirs critiques. Ainsi, quand le polémiste Éric Zemmour utilise l’expression « dolichocéphales blonds », il ne fait que reprendre le vocabulaire d’un Vacher de Lapouge dans L’Aryen. En réalité, les racistes d’aujourd’hui sont des ennemis déclarés des approches critiques : on le voit par exemple lorsque s’agit d’accréditer l’existence d’un « racisme anti-blanc », notion fondée sur le déni des rapports de domination racialisés. (...)

La race vs. les races

Si l’équivoque n’est guère possible, cette objection n’en est pas moins l’occasion de clarifier un point de vocabulaire. Le racisme scientifique, d’une part, et l’antiracisme critique des sciences sociales, d’autre part, ont en commun le mot race ; mais ils l’utilisent de manière radicalement différente. Le racisme traite des races, et l’antiracisme de la race. Pour le premier, il existe des races au pluriel, définies par des adjectifs comme « noir » ou « blanc », « juif » ou « aryen ». Pour le second, il y a de la race, au singulier – et sans qualificatif. Autrement dit, il s’agit de la différence entre une réalité empirique (telle ou telle race) et un concept (le dispositif de racialisation). (...)

Pourquoi, malgré les malentendus possibles, s’exposer encore à utiliser le mot race aujourd’hui ? C’est que l’antiracisme ne peut plus se définir seulement dans les termes des années 1980 : à l’époque de la montée du Front national, on appréhendait le racisme comme une idéologie revendiquée, autrement dit, à partir des racistes. Or, dès les années 1990, il a bien fallu prendre conscience d’une autre forme de racisme, non moins grave dans ses conséquences : les discriminations raciales. Celles-ci procèdent de logiques systémiques ; il s’agit d’un racisme structurel, qui dépasse le racisme intentionnel. (...)

partir des effets, plutôt que des intentions (bonnes ou mauvaises), c’est adopter le point de vue des personnes qui subissent la domination raciale, et non de celles qui en sont, fût-ce à leur corps défendant, les bénéficiaires. C’est la même démarche qui amène les études féministes à rompre avec une vision masculine pour appréhender les violences de genre dont les femmes sont victimes du point de vue des femmes.

On peut donc être confronté, non seulement à un « racisme sans race » (comme on l’a déjà vu), mais aussi à un « racisme sans racistes » : au-delà des intentions individuelles ou des idéologies politiques, c’est un mécanisme social qui est à l’œuvre. (...)

Et le déplacement de perspective, vers les victimes du racisme, permet également de penser la racialisation, en termes foucaldiens, à la fois comme assujettissement et comme subjectivation : c’est en ce double sens d’assignation et d’identification qu’on utilise le mot « racisé ». (...)

Le mot et la chose

Dans l’espace public en France, il y a aujourd’hui un paradoxe fondamental. D’un côté, il n’est question que de racisme ; de l’autre, il n’est pas question de parler de race. Autrement dit, on a la chose mais pas le mot pour la penser. Mais le paradoxe redouble : quiconque utilise le mot race, même en revendiquant des fins antiracistes, serait, sinon coupable, du moins comptable de cette poussée raciste. Autrement dit, c’est opposer le mot à la chose. On peut dès lors s’interroger : pour échapper à ce piège, pourquoi ne pas, tout simplement, remplacer race par racisme ? En réalité, force est d’admettre que le problème tient à la définition de la chose plus qu’à l’usage du mot. (...)

Partons d’un syllogisme. Dans le monde universitaire, comme dans les médias, tout le monde (ou presque) est antiraciste ; et pourtant, tout le monde (ou presque) est blanc. Comment conclure au racisme, sans contredire la prémisse majeure d’antiracisme ? C’est ici qu’on voit l’utilité du concept de race. Il sert à penser la contradiction inscrite, non pas dans ce raisonnement, mais dans notre société.

On comprend dès lors la difficulté actuellement rencontrée pour s’accorder à juger raciste, ou non, telle pratique, tel discours ou telle représentation, selon qu’on aborde la question en termes de race, ou pas. Dans l’actualité, songeons par exemple aux controverses récurrentes sur le blackface. (...)

Hégémonie minoritaire ou panique intellectuelle

On ne peut qu’être frappé par la multiplication récente, dans les médias français, des articles, des tribunes et des manifestes collectifs d’intellectuels, au nom de l’antiracisme, non pas tant contre le racisme lui-même que contre le mot race, accusé d’en faire le jeu, tant dans la militance de « l’antiracisme politique » que dans les savoirs critiques. Autour de ce vocable, c’est tout un champ lexical qui est en butte à des attaques répétées, en particulier dans le monde universitaire : race, racisé, racisation, racisme d’État, mais aussi décolonial et postcolonial, intersectionnalité, et d’autres termes encore, participeraient d’une « stratégie hégémonique », véritable « terrorisme intellectuel » dont le « communautarisme » serait incompatible avec « l’universalisme républicain ».

Il est notable que ces figures médiatiques et intellectuelles mobilisées contre le « politiquement correct » semblent moins soucieuses de liberté intellectuelle quand la censure frappe un colloque universitaire sur l’islamophobie, ou quand elle en menace un autre sur l’intersectionnalité. C’est dire de quel côté le danger leur paraît imminent : l’hégémonie aurait changé de camp. (...)

Comment comprendre cette panique intellectuelle ? Pour Stanley Cohen, dans son ouvrage classique de 1972, il y a « panique morale » lorsqu’un phénomène ou un groupe apparaît comme « une menace pour les valeurs et les intérêts de la société ». On peut faire l’hypothèse que celle qui sévit aujourd’hui dans le monde intellectuel français est une réaction à l’irruption de « contre-publics minoritaires », soit une remise en cause des frontières de l’espace public dominant par celles et ceux qui en étaient exclus (...)

On conclura en réitérant l’hypothèse que le rejet virulent de ce lexique, militant ou savant, est le signe d’un trouble dans l’ordre racial. On l’a vu, on assiste à une triple réaction, qui résonne à grand bruit dans l’espace public en France – face à l’irruption de contre-publics minoritaires, face à l’émergence d’universitaires minoritaires, et face à la poussée d’une contestation des politiques de racialisation menées par l’État. Cette forte réaction est le signe ambigu du renouveau de la question raciale aujourd’hui : d’un côté, elle s’inscrit dans la continuité d’une domination raciale ; de l’autre, elle signifie que celle-ci ne va plus tout à fait de soi. De fait, quelque chose a bougé dans l’ordre racial. C’est pourquoi le discours majoritaire, dans un moment de panique raciale, se déchaîne contre une supposée « hégémonie minoritaire ». Les personnes racisées ont-elles le droit de se qualifier ainsi, c’est-à-dire de nommer ce qu’on leur fait, de dire ce qu’on fait d’elles ? Ces objets des discours antiracistes peuvent-ils en devenir aussi les sujets ? Qui a voix au chapitre pour parler de racisme, c’est-à-dire aussi de race ?