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Le quotidien intenable des routiers, nouveaux forçats de l’industrie automobile européenne
Cet article a été réalisé dans le cadre d’une enquête menée par les journalistes d’Investigate Europe à travers toute l’Union européenne. Les différents articles, publiés dans plusieurs pays, sont regroupés sur le site du collectif.
Article mis en ligne le 8 octobre 2018

Renault, Volkswagen, Jaguar, Fiat… Derrière les carrosseries rutilantes qui sortent des usines des géants européens de l’automobile, se cache une réalité moins reluisante : celle des conditions de travail des dizaines de milliers de chauffeurs qui livrent chaque jour les constructeurs. Les journalistes d’Investigate Europe ont enquêté, du Portugal à la Norvège, auprès d’une centaine de chauffeurs de quatorze nationalités différentes, d’élus européens, de syndicats, de constructeurs. Partout, le constat est accablant : l’exploitation des chauffeurs qui transportent les pièces ou les voitures des constructeurs montre l’un des pires visages de l’Union européenne.

Une soixantaine de poids-lourds y sont garés en épi, de manière quasi-militaire. Les géants de la route sont floqués aux noms des entreprises de transport, des sous-traitants turcs, polonais, roumains, slovènes, mais aussi parfois français, de Renault.

A 14h, le thermomètre frise les 30 degrés. Le soleil cuit le goudron et les trois bennes à ordures installées dans les coins. Les conducteurs se sont installés à l’ombre, dans les interstices, entre les portières des camions. Ils profitent tant bien que mal de leur dimanche, assis sur des tabourets dépliants. (...)

Dans un coin, un groupe regarde un film sur un ordinateur portable, posé sur une table de camping. Un chauffeur fait sa toilette à l’aide d’un jerrican accroché sous son véhicule. Plus loin, un jeune homme étend son linge devant un immense pare-choc, après l’avoir lavé dans une bassine. Ça et là, de petits réchauds à gaz cuisent des entrecôtes ou des cuisses de poulet dans un bain d’huile.(...)

Cosmin a quitté Bucarest il y a trois mois. Depuis, il n’a dormi qu’une fois ou deux dans un vrai lit, se contentant de la banquette du fond de la cabine de son camion. Comme ses collègues, il cuisine chaque soir au réchaud et se passe de douche quand il n’en trouve pas une « un peu propre » sur les aires d’autoroute où il s’arrête.

Pour sa peine, il gagne 1200 euros par mois, dont 400 euros de frais réservés à ses dépenses sur la route. Un montant dérisoire pour se loger et se nourrir pendant un mois dans des pays comme la France, l’Allemagne ou la Suède. Alors, comme ses camarades du parking, il mène une vie de campeur, et il pourrait s’en arranger si les siens ne lui manquaient pas si durement. (...)

L’industrie automobile, friande du transport routier
Demain, les pièces détachées livrées par Cosmin et ses collègues seront montées sur les chaines de l’usine, spécialisée dans la fabrication des « citadines » de la marque au losange : Clio, Twingo, Micra, Renault 5... Depuis 1952, plus de dix-huit millions d’entre-elles ont été assemblées dans ces bâtiments, de l’autre côté du grillage. Mais toutes les pièces ne sont plus fabriquées ici depuis des années. A force de délocalisations, les morceaux de véhicules construits en Turquie, en Slovénie ou ailleurs doivent être rapatriés jusqu’à Flins. Une fois montés, les modèles flambants neufs doivent ensuite être livrés dans les 12 000 points de vente que la marque française, aux 58 milliards d’euros de chiffre d’affaires, utilise dans le monde (56% sont en Europe).

Courtes ou longues distances, dans la majorité des cas, ce sont les chauffeurs-routiers qui sont missionnés. Mais le constructeur français n’est pas le seul à faire la part belle au transport routier : ses concurrents aussi. Après les multinationales de l’agro-alimentaire et des produits manufacturés, les géants de l’automobile européens font partie des premiers « donneurs d’ordre » du secteur. (...)

il s’agit d’embaucher à l’endroit où les salaires sont les plus bas. Renault Trucks – comme Volkswagen, Volvo ou Scania –, travaille par exemple avec le transporteur néerlandais De Rooy, qui lui même a une filiale en Pologne (De Rooy-Polska). Cette dernière embauche à des salaires de misère, et en toute légalité, des milliers de conducteurs qui traverseront les frontières avec leurs charges de véhicules.

Depuis l’entrée progressive des pays de l’Est dans l’UE, entre 2004 et 2007, les entreprises de transports ont pu faire des économies conséquentes. Les différences salariales entre les travailleurs de l’Ouest et ceux de l’Est sont immenses. Un chauffeur polonais gagne en moyenne 602 euros brut par mois, quand un français reçoit 2478 euros. Quatre fois moins. Aujourd’hui, la Pologne est devenue leader européen du transport international, devant la France et l’Allemagne. Trente-deux mille entreprises y ont fleuri, et 3,2 millions de poids-lourds y étaient enregistrés en 2017 [1]. Près d’un camion pour dix habitants.

Interminable course au moins-disant social(...)

Interrogé, le ministère français de l’Écologie – en charge du Transport – assure pourtant que « ces conducteurs étrangers bénéficient de droits sociaux très proches de ceux des conducteurs de l’UE ». Notre enquête prouve le contraire.

« Fatigués ou malades, ils roulent, sans jamais s’arrêter »(...)

Nous nous sommes rendu, avec Edwin Atema, aux abords de l’usine Renault Trucks – spécialisée dans les véhicules industriels et commerciaux - à Bourg-en-Bresse, alors qu’il s’apprêtait à recueillir de nouveaux témoignages. « Ces routiers sont privés de leur dignité. Ils sont sous-payés, ne peuvent jamais se reposer, ne peuvent pas rentrer dans leurs foyers car c’est trop loin... Ils ne dorment jamais dans un lit et mangent sur la route. Certains ne sont même pas inscrits à la sécurité sociale », se désespère le militant. Ces conducteurs, dont l’autorisation de travail en Europe dépend de leur employeur, osent encore moins se plaindre, alors « ils roulent, fatigués ou malades, ils roulent, sans jamais s’arrêter ».

Sur les routes d’Europe, nous avons recueilli plusieurs témoignages de ces travailleurs extra-communautaires embauchés par des sous-traitants de constructeurs automobiles (Renault, Peugeot, Volkswagen, Scania, Jaguar). La majorité était payée « aux kilomètres parcourus », une pratique illégale qui les pousse à conduire le plus longtemps possible, et peut avoir des conséquences dramatiques sur la route. En 2015, La Dépêche du Midi rapporte un accident meurtrier sur une départementale près de Dax, dans le Sud-Ouest de la France. (...)

reize chauffeurs interrogés par Investigate Europe et travaillant pour De Rooy, un des sous-traitants de Renaults Trucks, affirment avoir été forcés par leur encadrement à truquer leur tachygraphe – un appareil qui enregistre la vitesse, les temps de conduite et de repos - afin de pouvoir dépasser le nombres d’heures autorisées. Une pratique confirmée en France par un fonctionnaire de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), en charge des contrôles sur les routes, qui parle sous couvert de l’anonymat. (...)

Il faut dire que dans le transport, l’employeur semble avoir un bon moyen de pression à sa disposition : les salaires déjà misérables peuvent varier du simple ou double quand on applique des pénalités aux chauffeurs « pour les égratignures constatées sur les camions ou sur les véhicules transportés », mais aussi pour les retards, ou pour les erreurs dans les documents administratifs à remplir. Grands princes, les transporteurs peuvent aussi ajouter des « bonus » – entre 20 centimes et 5 euros – si le chauffeur parle anglais ou s’il réalise plus de 11 000 kilomètres par semaine. La carotte et le bâton. Une méthode managériale plus ancienne que le droit du travail, mais qui sur la route peut avoir des conséquences désastreuses...

Vétérans de guerre au volant
Autre obstacle à la protection des travailleurs extra-communautaires : ils ne sont la plupart du temps pas en mesure de lire leurs contrats de travail, qui ne sont pas rédigés dans leur langue d’origine mais dans celle de leur pays d’« accueil ». (...)

au premier rang des nationalités de ces routiers de troisième classe [5], on trouve les chauffeurs originaires d’Ukraine, un pays en guerre depuis quatre ans. Le malheur des uns fait donc le bonheur des transporteurs européens. Aujourd’hui, il n’est donc pas rare de croiser sur les routes d’Europe des vétérans de guerre au volant d’un poids-lourd.(...)

David assure que certains jours, les queues de camions sont interminables devant les gares. Les chauffeurs peuvent attendre « jusqu’à 27 heures » que leur camion soient déchargé. « Ils me font tellement pitié à attendre là, au volant de leurs poids-lourds, surtout les Slovènes qui ne sont pas payés quand leur camion ne roule pas. Ils sont crevés après avoir parcouru des milliers de kilomètres, et ils doivent rester là à poireauter par tous les temps ».

Désespérés, certains conducteurs habitués des lieux tentent même de soudoyer les caristes avec quelques bouteilles d’alcool ou des paquets de cigarettes. « Mais ça ne marche pas, quoi qu’il arrive les chauffeurs français passent devant tout le monde, ce sont les directives, poursuit-il tristement. Parce qu’eux ils se feront payer leurs heures supplémentaires, et ça, les boites n’aiment pas. » Et la pitié des caristes n’y change rien (...)

Parfois sur les quais de déchargement de Renault, le malheur des conducteurs est plus grave encore que le camping ou l’attente. En avril 2017, un chauffeur lituanien de 59 ans a été écrasé par son chargement, quatre voitures neuves qui devaient partir pour l’Espagne.

Ali Kayat, secrétaire de la CGT Renault a porté la question des conditions de travail délétères des chauffeurs-livreurs à plusieurs reprises à l’occasion des réunions CHSCT. Selon lui, à chaque fois la réponse de la direction serait la même : « Ce n’est pas notre problème, ils ne travaillent pas pour Renault, et nous sommes là pour parler des conditions de travail des employés de Renault. » La CGT est toutefois parvenue à obtenir des réponses en abordant les questions de sécurité et d’hygiène posées par la présence des conducteurs sur le parking, dans des conditions indignes. La direction a fait refaire les sanitaires qui se trouvent à l’intérieur de la « réception », sans juger utile d’en construire davantage. Le bâtiment, juste devant l’aire de repos, comprend deux toilettes, deux urinoirs, et une douche... pour plusieurs centaines de chauffeurs.

De la Turquie à Flins en une journée(...)

Les constructeurs bientôt soumis au devoir de vigilance
« Chaque semaine les chauffeurs doivent prendre un repos de 45 heures d’affilée hors de leurs cabines, c’est la loi », analyse un fonctionnaire spécialiste du transport-routier au sein de L’Office nationale contre le travail illégal, le service du ministère de l’Intérieur qui lutte contre les formes graves d’exploitation au travail. L’OCLTI enquête notamment sur les réseaux criminels qui organisent la traite des êtres humains, mettent en place des conditions de travail et d’hébergement contraires à la dignité de la personne. L’inspecteur est formel : « C’est absolument interdit. Ces chauffeurs ne devraient pas dormir dans leurs camions pour leur repos hebdomadaire. Ces lois sont faites pour les protéger. Ce sont des êtres humains, ils ont besoin d’un vrai congé dans des conditions dignes. »

Les chauffeurs, mais surtout leurs employeurs – les sous-traitants de Renault -, qui ne leur donnent pas les moyens de se loger, sont en infraction. (...)

La loi relative au devoir de vigilance des donneurs d’ordre, qui devrait entrer en vigueur au premier semestre 2019, pourrait en effet mettre des bâtons dans les roues du constructeur. Initiée après l’effondrement meurtrier du Rana plazza – qui avait fait près de 1200 morts au sein d’ateliers textile au Bangladesh en 2013 –, cette loi oblige les entreprises à réparer les préjudices causés par leur absence de vigilance vis-à-vis de leurs sous-traitants. L’association Sherpa, qui lutte contre l’impunité dans la criminalité économique et financière, confirme : « Renault est une entreprise de plus de 5000 salariés qui a son siège social en France, explique Tiphaine Beau de Lomenie, juriste chez Sherpa. Elle peut être tenue responsable des agissements des sous-traitants avec lesquels elle entretient une relation commerciale établie**.

D’après la juriste, spécialiste de la nouvelle loi, le constructeur « doit identifier et prévenir les risques en matière de droits humains, environnementaux, de santé et sécurité liés aux activités de ses sous-traitants ». D’autant que le constructeur français, en publiant son plan de vigilance, avait promis d’agir « pour la santé, la sécurité et la qualité de vie au travail » et de réaliser des « audits de terrain » auprès de ses sous-traitants à risque. Pour l’usine de Flins, les contrôleurs missionnés par Renault n’auraient pas à aller bien loin.... Quelques dizaines de mètres à peine séparent le site du parking.