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L’Humanité
« Le regard des riches sur les pauvres signale un danger pour nos sociétés »
Serge Paugam, sociologue
Article mis en ligne le 29 décembre 2017

Ce que les riches pensent des pauvres : cet intitulé, faussement anodin, recouvre une vaste et novatrice enquête sociologique. Dans le contexte de la concentration croissante des richesses et de l’aggravation des inégalités, les travaux sur la pauvreté et ceux sur les catégories supérieures ne s’étaient pas encore croisés.

(...) Serge Paugam. Dans de nombreuses métropoles on constate une augmentation de la ségrégation spatiale du fait de la concentration de la richesse dans certains espaces : les riches vivent dans des territoires de plus en plus repliés sur eux-mêmes, coupés des autres couches de la population. Au-delà d’un processus d’agrégation affinitaire déjà bien renseigné, cela ne correspondrait-il pas aussi à une attitude de distanciation à l’égard des catégories les plus défavorisées, aboutissant à une ségrégation discriminante ? Nous avons alors choisi d’explorer le rapport à l’altérité dans ces quartiers. (...)

A partir des entretiens qui y ont été menés, la méthode comparative a permis d’observer, sur la base de ce qui est récurrent chez les riches des quartiers les plus exclusifs, comment se construit le processus de stigmatisation des pauvres et de leur discrimination. A partir de questions sur le choix du quartier, la façon dont elles y vivent, etc., ces personnes ont en fait abordé d’elles-mêmes ce qui les distingue de ceux qui vivent dans les autres quartiers et, à partir de là, la représentation qu’elles ont des pauvres.

Apparaît tout d’abord la production d’une « frontière morale » : les interviewés sont persuadés d’être porteurs d’une supériorité morale, à préserver de toute contamination pouvant venir du contact avec les autres couches sociales, qui sont donc à mettre à distance. Leur quartier auto-ségrégué constitue cette protection. Ainsi, quand la mairie de Paris a décidé d’implanter un centre d’hébergement pour des SDF et des réfugiés à la lisière du XVIe arrondissement, cette angoisse du contact a violemment ressurgi.

Second élément récurrent : la répulsion physique. Elle est d’abord liée à l’insécurité (...) La répulsion renvoie aussi à la peur d’être contaminé par le contact du corps du pauvre, porteur de maladies (...) En France, on n’en est pas à ce niveau de répulsion, mais la racialisation est frappante chez ces élites pourtant dotées d’un art du contrôle social. La menace est celle des pauvres venus d’ailleurs, soupçonnés de manquement « culturel » aux savoirs élémentaires d’hygiène : les Roms, les réfugiés... La saleté des quartiers est associée à un comportement jugé non civilisé de « certains » types de populations. (...)

Cela les amène au besoin de justifier leurs privilèges, qui passe par la justification du sort des autres, et donc de ces écarts. On remarque alors deux tendances. Les pauvres sont perçus comme n’ayant d’autre destin du fait de différences d’aptitudes, quasi génétiques, et ce ne sont pas des programmes sociaux qui pourront changer leur sort. C’est la naturalisation de la pauvreté et des inégalités, qui est une évidence pour les interviewés de Delhi : les classes inférieures constituent une humanité différente.

En France, les riches tiennent compte de l’imprégnation des principes républicains, de ce qu’ont pu apporter la société salariale et les programmes sociaux au bien-être de la population. Mais s’ils reconnaissent des déterminismes sociaux, ils recourent, en la dévoyant, à l’idée du mérite comme justification des privilèges : les riches sont riches parce qu’ils ont… plus de mérites que les autres, faisant fi de ce qui relève largement d’inégalités sociales. Le terme « injustice » n’est jamais prononcé. (...)

Dans les trois métropoles reviennent les mérites vantés par le néolibéralisme : prise d’initiative et de risque, responsabilité individuelle à laquelle est liée la valorisation du mérite, au détriment de la responsabilité sociale. A ceux qui ne réussissent pas, on attribue des comportements paresseux, une incapacité à faire les bons choix, etc. (...)

Je constate d’ailleurs dans la société française que la richesse est de plus en plus valorisée en tant que telle comme idéal de réalisation de soi. Le problème de ce discours décomplexé est qu’il s’accompagne très souvent d’un mépris à l’égard des pauvres et d’une justification idéologique de leurs échecs ou de leurs malheurs. (...)

Dans les pays très inégalitaires, les riches s’organisent entre eux, les pauvres survivent entre eux, les liens s’expriment en termes d’utilisation des services des seconds par les premiers. La comparaison entre ces trois métropoles montre que dans une société salariale comme la nôtre, où il y a eu des conquêtes sociales, où on a appris que la solidarité nationale est un effort de chacun pour faire face aux aléas de la vie à travers des systèmes de protection au profit de l’ensemble du corps social, les risques de fragmentation sociale sont de plus en plus visibles. Ce qui faisait tenir ensemble des individus au sein d’une société démocratique et ouverte à tous s’affaiblit au profit de solidarités organisées à l’intérieur de groupes restreints. C’est tout à la fois la mixité sociale, la notion d’espace public, la confiance mutuelle qui risquent d’être emportés par ce processus. Cette logique d’entre-soi progresse et est terriblement menaçante, elle interroge le potentiel de cohésion de nos sociétés. (...)