
Hôpital, soins dentaires, pompes funèbres, universités, TGV : partout le service public réinstaure sans le dire une « troisième classe », réservée aux plus pauvres. Qu’est-ce que cette segmentation nous dit des évolutions de l’État-providence ?
Segmenter socialement les usagers, matériellement et symboliquement : tel est l’usage en train de se généraliser depuis quelques années au cœur du service public. Après une période de démocratisation progressive de l’accès aux prestations publiques, réapparaissent des « classes » d’usagers. D’où ce paradoxe : la démocratisation semble désormais devoir passer par… la stratification. Ce phénomène, aisément datable, est loin d’être anodin. Que s’est-il donc passé au juste ? Comment l’expliquer ? Et quelles peuvent en être les résonances et les implications idéologiques et sociales ?(...)
Ce n’est pas tant en termes de contenu que les prestations sont hiérarchisées entre hôpitaux et cliniques qu’en termes de forme : c’est de ce point de vue seulement que l’hôpital peut apparaître à beaucoup comme prestataire de soins de 2e classe. Temps d’attente pour obtenir un rendez-vous, temps d’attente sur place pour accéder aux examens préalables, puis pour accéder au médecin, convocation bien avant l’heure, personnel visiblement débordé, voire désagréable : l’usager de l’hôpital doit accepter d’être captif, docile, bref un véritable « patient », moins pressé, doté d’un temps moins précieux que les autres, en tout état de cause un « usager » plutôt qu’un « client ».
En revanche, par ses plateaux techniques, par la spécialisation de ses professionnels, l’hôpital demeure à la pointe de la recherche et de certains soins : il continue à représenter de ce point de vue une première classe du soin, y compris pour les élites. Inversement, certaines cliniques délivrent des soins standardisés et de qualité médiocre(...)
Mais ce qui est moins connu, c’est qu’au cœur même de cet espace souvent considéré comme de « deuxième classe » qu’est devenu l’hôpital public, une troisième classe a été créée et que cette dernière a, pour le coup, retrouvé tous les vieux défauts de l’hôpital public, encore si fréquents dans les années 1960 – attentes interminables, mauvaise humeur des soignants, disqualification des patients – qui s’étaient estompés avec l’enrichissement du pays. Ils font retour, mais sous une forme fortement aggravée, et pour certains segments de population seulement.(...)
Car en 1998, une loi crée au cœur du service public, les PASS, les Permanences d’accès aux soins de santé, réservées aux personnes exclues du système de santé par défaut de solvabilité (population précaires) et/ou de citoyenneté (l’étranger sans papier). Mais les Pass sont un service de soin au rabais (...)
Autre exemple, très récent : la convention signée le 1er juin 2018 entre les dentistes et l’Assurance maladie. Cette convention autorise aux dentistes une augmentation générale des tarifs des soins dentaires ordinaires (la dévitalisation d’une molaire passe par exemple de 81,94 à 110 euros), indolore pour les patients puisque intégralement prise en charge par l’Assurance maladie et les complémentaires. En contrepartie, la prise en charge des prothèses variera selon trois classes de remboursement. Dans le premier, dit « RAC zéro », le patient n’aura rien à débourser à condition qu’on ait affaire à des prothèses en métal pour les dents de derrière, réputées invisibles, contre des prothèses en céramiques pour les dents de devant. Un deuxième niveau, dit « modéré » ou « maîtrisé » de remboursement proposera des prothèses au tarifs plafonnés, remboursées à hauteur de 25% : ceci notamment pour ceux qui ne veulent pas de couronne métallique. Au troisième niveau, les honoraires seront libres : pour les implants, les dents en or, des couronnes « à très haute technicité » ou à « l’esthétique encore plus fouillée » (pour reprendre les termes de la Confédération Nationale des Syndicats Dentaires) : « Il faut que les gens qui ont envie d’accéder à du superflu puissent le faire », déclare la ministre de la santé, Agnès Buzyn le 1er juin sur Europe 1.(...)
la troisième suscite une gêne palpable, dûment exploitée par les professionnels : « c’est un modèle d’efficience low cost qui devenir la référence en matière de santé bucco-dentaire » plaide ainsi la Fédération des Syndicats Dentaires Libéraux, hostile à la convention. (...)
Autre type de « soins au corps » - la prise en charge publique des corps morts. Elle a vécu la même évolution de long terme, et la même inflexion récente, au cours des années 1990. (...)
Dans les transports publics, à côté de la 1re et la 2e classe (disparues en 1991 dans les transports urbains, mais conservées dans les transports interurbains), s’est réintroduite en 2013, dans le secteur public ou para-public des transports, une troisième classe qui ne dit pas son nom. Ouigo permet une segmentation entre classes de services, en proposant une prestation minimale, accompagnée des signes extérieurs de ce minimalisme, qui sont aussi des signes extérieurs de modestie sociale : temps d’attente obligatoire à la gare (donc population visiblement captive et dépendante), absence de choix dans les horaires (un seul train par jour le plus souvent), absence de certains éléments de confort (ni prestation alimentaire ni poubelles à bord), plus grande étroitesse des sièges, et, bien sûr, disparition des 1res classes et de la « voiture bar », mais tarifs beaucoup plus modestes que ceux de la SNCF. Résultat : les populations de Ouigo sont socialement et ethniquement marquées, comme peut en témoigner l’auteur de ces lignes, un de ses utilisateurs très régulier. Or Ouigo n’est pas une filiale indépendante, mais constitue un service spécifique au sein de la branche Voyage SNCF de la maison mère.(...)
s’est donc installée de l’intérieur du système, de l’intérieur du service public. En témoigne aussi la dualisation des universités et des troisièmes cycles en train de se mettre en place afin de cantonner dans des espaces spécifiques, tout en les conservant à l’université, des publics populaires qu’on ne peut plus refouler en toute légitimité depuis les années 1950.(...)
aujourd’hui se fraye à nouveau une segmentation entre cette 2e classe qu’est déjà l’université et sa 3e classe. Les voies en sont diverses, et pour le moment inégalement abouties : attribution des deux premières années aux enseignants de statuts précaires ou dégradés, création des AES, droits d’inscription inégaux, et plus récemment encore, exigence d’ « attendus » et de « pre-requis » (ces démonstrations de compétence acquises) dans certains secteurs universitaires. Mais la hiérarchie était encore relativement implicite. Avec lesdits « pôles d’excellence » et les droits d’inscription différenciés, elle devient certes plus explicite, tout en n’étant pas affichée aussi clairement que les classes sur nos wagons d’antan…(...)
Les raisons de ce processus de segmentation des publics oscillent entre deux pôles. Une logique purement économique d’abord : l’esprit du « low cost ». Il s’agit d’attirer des populations (y compris parfois relativement privilégiées) vers des prestations qui ne leur étaient pas habituelles, comme dans le secteur aéronautique : le low cost a permis d’attirer vers l’avion ceux qui ne partaient guère au loin, ou utilisaient d’autres moyens de transport : ceci sans les disqualifier vraiment, puisque partir au loin continue à représenter un privilège. Or le service public s’y met aussi. (...)
Garantir le service à tous les usagers qui ne peuvent plus se le permettre : pour cela, on les inclut « au rabais », mais en les séparant, cette différence de traitement se faisant ainsi, pour tous, moins visible.(...)
Car la segmentation reste en général discrète. Encore une fois, peu de choses distinguent un TGV Ouigo d’un autre TGV et leur temps de trajet est – apparemment – le même [13]. De même qu’il faut aller en clinique (comme chez un médecin non conventionné) pour découvrir que la même IRM y est facturée le double de son prix « hospitalier » ou prendre la mesure du changement de décor et d’accueil, il faut être amené à passer à l’IEP de Paris pour prendre toute la mesure de la pauvreté relative de l’Université, avoir pratiqué Ouigo pour découvrir que prestations alimentaire et évacuation des déchets n’y sont pas prévues [14] et surtout qu’après avoir attiré le public par des prix très bas pour des trains aux horaires normaux, Ouigo fait, sauf exception, désormais partir très tôt ses trains(...)
, on assiste à la suppression pure ou simple des trains de province, ou à la déshérence (retards importants et suppressions de trains sans avis préalable) de lignes entières que les plus aisés n’empruntent plus guère : ainsi des trains sinistrés pour la région nord doublé par le triomphant Thalis, ou de la ligne vers Amiens et la Picardie aux retards chroniques, par opposition aux « bons » trains vers la région normande de plus en plus recherchée par les cadres moyens, et pour lesquels une gare flamboyante a été aménagée à l’intérieur de la gare Montparnasse. Le même « partage » tend aujourd’hui à s’installer aujourd’hui sur les trains de banlieue : on ne saurait que s’étonner de l’absolue ponctualité du train vers Pontoise comparée à l’absence totale de fiabilité de la ligne A qui le double pourtant de fort près, mais en direction du quartier le plus populaire de la ville nouvelle jouxtant Pontoise : Cergy-Pontoise. Ces « classes » de services publics, aux différences écrasantes, ne sauraient apparaître comme telles qu’à ceux dont les pratiques sociales sont amenées à varier, comme ces classes moyennes auxquelles appartiennent souvent le sociologue. Il est cependant des populations « fixes » parfaitement à même de repérer cette inflation discrète d’un système à « deux poids deux mesures » : il s’agit des professionnels de la SNCF, qui expriment sans détour leur inquiétude face au « pourrissement » de certaines lignes, très socialement situées(...)
Pourquoi ce grignotage de l’État-providence par un bout ? Deux évolutions socioéconomiques massives semblent ici à l’œuvre : la progression du chômage, produisant de fait nombre d’exclus ; l’autre évolution est constituée par l’accroissement du différentiel de ressources entre le haut et le bas de la hiérarchie sociale. Or le premier phénomène, touche – de manière certes inégale et inégalement dramatique – à peu près toutes les couches sociales. Le second n’est sensible que pour ceux qui fréquentent les extrêmes sociaux et sont amenés à naviguer entre les deux. La question de l’exclusion sociale – qui menace potentiellement tout le monde – est donc logiquement plus sensible et représente une question politiquement plus délicate que la segmentation croissante du monde social. Stratifier… pour éviter l’exclusion apparaît alors à beaucoup, en effet, comme un moindre mal.(...)
comment réagissent ceux qui n’ont d’autre possibilité aujourd’hui que d’accepter leur déclassement et de répondre positivement aux multiples et discrètes exhortations à retourner à leur place ? Dans quelle mesure en sont-ils conscients ? Et si oui, en sont-ils révoltés ? Si oui encore, rusent-ils ? C’est poser rien moins que la question de la lucidité et de la docilité à la toute-puissance des assignations sociales… quand elle s’exacerbe en toute discrétion.