
La colère des enseignants face à la réouverture improvisée des écoles en mai n’est pas une preuve de fainéantise ou un manque d’engagement. Cette colère, c’est l’expression de notre peur face aux fragilités de nos élèves. Comment les protéger et les aider à distance, comment les protéger dans nos salles ? Cette colère c’est l’expression de notre impuissance face à un dilemme insoluble.
La deuxième semaine de vacances touche à sa fin et pour la première fois, j’ai envie qu’elle se termine. Pas parce que je m’ennuie mais parce que je m’inquiète. Nous nous sommes imposés de ne pas communiquer avec les élèves pendant les vacances pour prendre le temps de se reposer et se préparer pour la suite. Mais je m’inquiète. Comment vont-ils ? Comment vont leurs familles ?
Le jour de l’annonce de la fermeture des écoles, je ne pense pas être la seule à avoir reçu un message de mes proches du type « hé j’en connais une qui est en vacances », « ah bah voilà t’es débarrassée de tes monstres, tu vas pouvoir souffler ». Je ne vais pas mentir, nos journées dans un collège dit “d’éducation prioritaire” ne sont pas roses et après un deuxième trimestre difficile, où j’ai eu envie de baisser les bras, où j’ai pleuré parfois, ou j’ai été en colère souvent, bien sûr que j’ai pensé pendant un court instant que c’était une pause inespérée. Être coupée du collège pour des vacances c’est salvateur mais quitter ma salle, mes élèves, du jour au lendemain sans aucune idée de quand nous allions nous revoir, c’était déroutant et inquiétant.
Ce confinement est un chamboulement indéniable pour vous, parents, qui vous retrouvez en tête à tête avec vos enfants toute la journée mais c’est aussi un changement radical pour nous qui passons le plus clair de notre temps avec vos enfants. Du jour au lendemain, nous ne sommes plus à leurs côtés, nous passons de notre salle de classe pleine à craquer à nos appartements vides ou peuplés par notre famille que, jusqu’à présent, nous voyions moins que nos élèves. Ça fait du bien certes, mais ce n’est pas aussi simple que certains cherchent à le faire croire.
Là où je travaille, on ne peut pas se contenter de faire cours et rentrer chez soi même si on essaye, des fois, de se fixer des objectifs. Combien de fois je me suis dis « aujourd’hui je sors de cours à 15h40, je traîne pas je rentre direct » pour finalement quitter le collège à la nuit tombée sans avoir vu le temps passer. (...)
Les élèves font partie intrinsèque de notre quotidien. Les relations qui se nouent avec eux, sont plus complexes et plus profondes que les discours tenus sur l’école par des gens qui ne veulent pas comprendre ce qui se joue dans nos salles de classe.
Aller à l’école, particulièrement pour les enfants les plus fragiles, ce n’est pas seulement s’asseoir sur une chaise et écouter un cours, c’est aussi sortir d’un appartement parfois insalubre, l’assurance d’avoir un repas chaud à midi, la possibilité de parler à des adultes de choses graves qui se passent à la maison, de voir un médecin, parfois la possibilité aussi d’avoir accès à un robinet, à une douche. C’est le lieu où ils apprennent à comprendre le monde qui les entoure, à exprimer leurs émotions, c’est un lieu où nous pouvons les protéger, un peu, d’une réalité parfois violente. Alors, certes, ce n’est pas tous les jours facile de faire face à leur colère, à leur douleur, à leurs peurs, c’est même dur, trop dur. Mais en être loin, je réalise que c’est effrayant. (...)
Je crois que ce qu’il nous reste c’est notre liberté pédagogique, c’est la force de ces liens qui nous lient aux élèves. Si nous revenons en classe, il nous faudra refuser ce piège de la continuité pédagogique, refuser de courir le marathon des programmes scolaires pour se concentrer sur les enfants et ce qu’ils ont à dire, à raconter, à évacuer. Il faudra prendre le temps de parler, d’expliquer, de panser les blessures et reconstruire les liens qui se seront peut-être défaits. (...)