
Seulement 10 % de la population part en vacances lors des congés d’hiver. Et encore moins au ski. Cette pratique sportive reste socialement marquée et réservée aux plus aisés. Les classes vertes ou des initiatives associatives essaient de contourner cela malgré tout. Radiographie d’une pratique élitiste.
Ces scènes se sont déroulées il y a des années, mais Faïza Ihadjadene, alors animatrice associative, se souvient encore de ce moment où sa bande de jeunes a semblé si incongrue sur les pistes de ski.
« Quand on est allés boire un verre dans le pub de la station de ski, on nous a bien remarqués. À la fin du séjour, une dame de 70 ans, qui séjournait en même temps que nous dans notre chalet, nous a dit qu’elle nous avait jugés toute la semaine car les jeunes détonnaient ici et qu’elle le regrettait, car elle nous trouvait magnifiques. »
Tous venaient du quartier Arago à Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, un quartier prioritaire bardé des sigles de la politique de la ville. Et ils trimballaient avec eux tout l’imaginaire accolé à ces grands adolescents majoritairement d’origine maghrébine et d’Afrique subsaharienne.
Faïza Ihadjadene travaille aujourd’hui pour le service prévention de la ville mais a cocréé en 2007, à 17 ans, l’association D-brouy Jeuness, principalement dédiée à proposer des activités à des jeunes. Dont le ski. Elle s’est mis en tête d’emmener quelques jeunes au ski pour investir ce lieu inaccessible aux habitants des quartiers. (...)
La créatrice de l’association a en tête tous les obstacles à surmonter, les freins financiers notamment. « Cela demande une organisation énorme. Déjà, les jeunes ne sont pas habitués à aller au ski en famille. Ce n’est pas la porte à côté et il faut mettre en place une logistique importante. C’est cher, il faut payer les forfaits et avoir les vêtements et équipements adéquats. Ce n’est pas comme aller à la mer. Là il suffit de prendre un train et un maillot de bain. »
Malgré cela, elle n’a pas voulu se décourager, même face au monceau de difficultés auxquelles elle a dû faire face. Car elle considère que ces jeunes adultes, dont l’environnement se résume au béton de leur cité « sans exagérer » et à leur territoire, « ont besoin de déconnecter et de se rencontrer dans la nature, de prendre une bouffée d’air frais et de se dépenser ». (...)
Le départ au ski a gagné ses galons de marronnier journalistique au même titre que la rentrée scolaire des petits, le « chassé-croisé » des vacances ou la revente des cadeaux de Noël. L’Observatoire des inégalités a avancé une explication en 2020 : « Le ski fait partie des pratiques de l’univers des journalistes. »
En revanche, le coût de ces séjours fait écran à la démocratisation de ce sport. (...)
La barrière financière est en effet difficile à contourner mais ce n’est pas impossible. Avec sa petite association, sans salarié·e et aujourd’hui en pause faute de temps et de moyens humains pour la faire tourner, Faïza Ihadjadene, de D-brouy Jeuness, s’est démenée pour obtenir un soutien financier à ces séjours. Le département l’a aidée, la ville leur a loué un chalet à tarif préférentiel et a mis un car à disposition de l’association.
Démocratiser de la montagne
Olivier Hoibian, sociologue et maître de conférences à la Faculté des sciences du sport et du mouvement humain de l’université de Toulouse, a labouré le sujet de l’élitisme de la montagne. Il a dirigé l’ouvrage La Montagne pour tous – La genèse d’une ambition dans l’Europe du XXe siècle (...)
les habitant·es des quartiers populaires ne sont pas pour autant toutes et tous vierges d’expériences montagnardes. Des sondages à la volée font remonter chez beaucoup des souvenirs de classes de neige organisées par les mairies, parfois restées l’unique contact avec l’or blanc. Le journaliste et auteur Nadir Dendoune, qui a fait l’ascension de l’Everest, racontait en 2015 dans cette chronique avec beaucoup d’émotion son bonheur d’avoir découvert enfant la montagne grâce à ces classes vertes peu onéreuses pour les familles modestes.
La doctorante Léa Sallenave a bien documenté les enjeux autour de la démocratisation de la montagne dans un article sur l’expérience des jeunes fréquentant les MJC de Grenoble qui ont pu séjourner dans les sommets alpins voisins. (...)
Parfois, les freins psychologiques sont plus forts que tous les autres paramètres, rapportent les spécialistes. « Cela reste une activité d’élite, reprend le sociologue Olivier Hoibian, il y a une barrière financière importante. La barrière culturelle demeure, même quand c’est financé par les municipalités. On peut résumer la question ainsi : dans les quartiers populaires, il n’y pas de tradition de fréquentation de cet espace naturel. La socialisation familiale est différente et on reste en vase clos. On est plus familier avec les départs au grand air ou les balades en forêt quand on des diplômes. les sports d’hiver restent socialement différenciés. »
Voilà pourquoi les initiatives municipales pour les classes de neige sont utiles, notamment quand elles ont lieu quand les enfants sont encore très jeunes, car elles permettent « une imprégnation » et facilitent l’intégration de cette pratique à leur système de références culturelles. « Cela a été largement abandonné dans les années 1980 pour des raisons budgétaires et de sécurité. Il y a une judiciarisation de la vie sociale et on prend moins de risques. C’est dommage. » (...)
Et maintenant ? Pour le sociologue Olivier Hoibian, la situation ne va aller qu’en s’aggravant. « La conjoncture climatique fait que les stations ne vont pas perdurer longtemps. Les stations qui vont pouvoir se maintenir sont les plus hautes en altitude, donc l’offre va se réduire et cela va devenir encore plus une pratique distinctive. On va revenir en arrière. » Le ski demeurera alors pour l’éternité cette pratique seulement vue dans les journaux télévisés.