
La journaliste Rokhaya Diallo raconte comment elle a été harcelée sur Twitter après avoir montré à quel point les sparadraps de couleur clair étaient inadaptés aux personnes noires. Ce #sparadrapgate met en lumière les désagréments quotidiens vécus par les noir.e.s en France. Et la force du whitesplaining.
Tout est parti de la republication sur Twitter le 2 mai d’une de mes interventions télévisées diffusée il y a quelques mois dans l’émission C Politique. Je racontais à quel point il peut être difficile de trouver en France des produits de consommation courante adaptés aux personnes non-blanches :
« C’est un souci permanent, de vivre dans un pays qui nous donne le sentiment qu’on n’existe pas parce que rien n’est pensé pour nous, ni les pansements, ni les coiffeurs, ni le fond de teint. On ne peut pas acheter nos produits cosmétiques dans des supermarchés ».
En effet, la couleur (rose pâle ou beige) des pansements, conçue pour se confondre avec la couleur de peau des blanc.he.s est extrêmement visible sur une peau comme la mienne. En réaction, un internaute m’a indiqué que des sparadraps avec des adhésifs invisibles existaient. Je me suis permis de lui rappeler que la compresse était de couleur blanche et qu’elle restait donc largement visible sous l’adhésif transparent (alors que les blanc.he.s disposent du choix entre le blanc et le rose). Tout à coup, la foudre s’est abattue sur moi et le #sparadrapgate est né. Une campagne de haine m’a valu une incroyable avalanche de tweets racistes, sexistes, moqueurs ou menaçants. Pendant des jours, mon tweet portant sur la couleur blanche de la compresse, isolé du reste de la conversation bien-sûr, a circulé pour tourner mon observation en dérision. Dans des messages parfaitement idiots et incultes, des internautes m’ont demandé si je comptais dénoncer tout ce qui était blanc (la neige, la crème Chantilly, les protections périodiques et —pour les plus vulgaires— le sperme, les urinoirs....) et, même, si je parvenais à vivre avec mes dents blanches... (...)
Je n’ignore pas que c’est la nécessité d’observer les émanations purulentes ou de sang d’une plaie infectée qui justifie la couleur blanche de la compresse. Je souligne juste le fait qu’on a choisi de penser à limiter la visibilité de cette compresse sur une peau blanche en créant un adhésif rose pâle, sans penser à faire la même chose sur une peau noire.
Inutile de vous dire que la quasi totalité des personnes qui se sont répandues sur ce problème n’avaient pas la même couleur de peau que moi. Il est difficile de saisir la pertinence d’un problème lorsqu’il ne nous affecte pas. Ça s’appelle un blind spot.
Le #sparadrapgate révèle une forme de fragilité d’une partie de la population qui ne vit pas dans sa chair les conséquences du racisme (...)
Beaucoup des personnes blanches ont même eu le sentiment d’être personnellement attaquées par mes propos, ces derniers ne pointant pourtant qu’un système discriminatoire, sans qu’aucun individu ne soit mis en cause ou pris à partie.
Dans cette actualité sociale et politique pourtant si chargée, pourquoi le maire de Béziers Robert Ménard n’a pu s’empêcher d’évoquer sa révolte face au #sparadrapgate sur un plateau de télévision ? Pourquoi Joseph Macé-Scaron a-t-il jugé utile de parler de « plaisanterie » à ce sujet ? Pourquoi Natacha Polony l’a-t-elle retweeté ? Pourquoi Valeurs Actuelles a-t-il fait un article complet sur cette affaire pour me tourner en ridicule ?
Il n’a jamais été question de « pansements racistes » (les objets n’ont pas d’idéologie...) mais d’attirer l’attention sur le fait qu’une grande partie de la population française vivait dans une société qui ignorait sa spécificité. Comment peut-on exiger de nous que nous acceptions docilement de vivre dans un monde où nos caractéristiques physiques (peau, chevelure, etc.) se transforment en obstacles quotidiens ? (...)
Du fait de mes activités professionnelles, j’ai la chance de me rendre régulièrement aux Etats-Unis et c’est là bas que j’achète des stocks de shampooing que je trouve facilement dans n’importe quel supermarché. Je me sais incroyablement privilégiée d’avoir une telle possibilité, mais l’écrasante majorité des Français.e.s noir.e.s - des millions de personnes – doivent se contenter de ce qui est disponible dans leur pays. Autrement dit pas grand chose. Pourquoi les noir.e.s de France sont ils condamnés à s’engager dans une véritable courses d’obstacles pour trouver des produits cosmétiques adéquats quand ils et elles peuvent quotidiennement constater que leurs ami.e.s blanc.he.s n’ont que l’embarras du choix ? (...)
L’attitude qui consiste, pour des personnes qui ne sont pas affectées par les conséquences du racisme, à expliquer à celles et ceux qui le subissent ce qui devrait être leur priorité, porte un nom : le whitesplaining. Faut-il être arrogant pour se croire plus légitime que les personnes dont la vie est empoisonnée par le racisme - et plus spécifiquement la non-prise en compte de leur existence - pour déterminer leurs priorités !
Trop souvent, ce sont les personnes non-concernées qui s’attribuent la mission d’expliquer comment le racisme, que d’autres vivent, devrait être combattu. Parler cosmétique n’est pas futile : cela traduit aussi les failles d’un système normatif qui traite les individualités, certaines en tout cas, comme des anomalies.
J’ai été harcelée parce que j’ai osé exposer à des personnes non-noires le fait que la couleur des pansements était révélatrice d’un impensé quant aux besoins des noir·e·s de France. Cette même conversation dans un cercle composé de personnes noires n’aurait jamais déclenché une telle hystérie. À mes yeux, ces réactions disproportionnées, cette impossibilité d’identification à mes problèmes de femme noire, ce refus de comprendre ce que provoque le fait de ne pas se sentir considéré·e, donnent un argument de poids à celles et ceux qui expriment le désir de se retrouver en non-mixité. La non-mixité permet aux personnes comme moi d’échanger sereinement quant à leur condition : des sujets graves mais aussi des choses qui semblent anodines aux yeux de la majorité blanche, sans risque d’être exposé·e à des ricanements condescendants ou à des commentaires dubitatifs.
Je tire tout de même une petite fierté de cette épisode. Jamais tant de personnalités publiques n’ont mobilisé un tel espace pour donner un tel écho à un tel enjeu : la couleur des sparadraps.