Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Basta !
Les assistés de la France d’en haut : 86 milliards d’euros de « niches fiscales » et bien d’autres « avantages »
Article mis en ligne le 6 février 2021

Tout en critiquant le « haut » niveau de protection sociale dont disposent les plus faibles, les hauts dirigeants négocient pour eux-mêmes des protections gigantesques. Un point de vue de Noam Leandri et Louis Maurin, de l’Observatoire des inégalités.

La France est un pays dans lequel vivent beaucoup d’ « assistés ». C’est une bonne chose : la solidarité nationale nous permet d’être globalement mieux logés, mieux soignés, réduit le nombre de familles à la rue, etc. Mais le soutien de la collectivité ne se résume pas aux plus pauvres, loin s’en faut. Le haut de la hiérarchie sociale fait la leçon à une France qui peine à boucler ses fins de mois, alors qu’il profite largement de nombreux soutiens, tant de notre modèle social et que des entreprises.

Comment évaluer le nombre d’« assistés » par la collectivité que compte notre pays ? En adoptant une vision restrictive, on peut y inclure les titulaires des prestations sociales, qu’elles soient universelles (comme les allocations familiales) ou ciblées sur les plus modestes (les allocations logement par exemple). Les minima sociaux font vivre 6,9 millions de personnes – soit 10 % de la population – d’après le ministère des Solidarités (donnée 2018). 4,3 millions de salariés aux faibles revenus perçoivent la prime d’activité qui élève leur niveau de vie ainsi que celui de leur famille, ce qui représente une population totale de plus de 8 millions de personnes en 2019. Pas moins de 13,5 millions de foyers sont allocataires de la Caisse d’allocations familiales (Caf), ce qui représente une population de 32,5 millions de personnes [1]. Plus de trois millions de chômeurs sont indemnisés chaque mois. Il faut encore mentionner les aides sociales aux démunis, que ce soit pour l’hébergement, la santé, la garde d’enfant, versées au cas par cas par les Caf, l’assurance maladie et les collectivités locales. (...)

La critique de « l’État-providence » – un système développé de protection sociale – remonte à la seconde moitié du 19ème siècle. Mais contrairement à une idée reçue, les pauvres d’aujourd’hui avec leurs 500 euros mensuels de revenu de solidarité active (RSA) sont loin d’être les seuls à bénéficier de ce système. Retraites, remboursements de soins, allocations chômage ou allocations familiales : les catégories aisées profitent aussi très largement de l’argent distribué par la collectivité. Parmi les trois millions de chômeurs et les quinze millions de retraités, on ne compte pas uniquement des catégories populaires, tant s’en faut.

Certaines aides sont même ciblées sur les plus riches. C’est le cas par exemple des très nombreuses réductions d’impôts (aussi appelées « niches fiscales »). Elles vont coûter en 2021 la bagatelle de 86 milliards d’euros à la collectivité en pertes de recettes. Le recours aux femmes de ménage et autres personnels à domicile par exemple est largement subventionné [2]. En 2021, à elle seule, cette niche fiscale va coûter 3,8 milliards d’euros de recettes à l’État ! L’équivalent de ce que coûterait un minimum social à destination des jeunes de 18 à 24 ans qui en demeurent exclus aujourd’hui. Des travaux à domicile aux investissements dans les DOM, en passant par l’immobilier locatif, les niches fiscales concernent pour l’essentiel les plus aisés. Ainsi, 44 % du crédit d’impôt pour l’emploi de personnel à domicile vont aux 10 % des contribuables les plus favorisés selon une étude parue en 2018 (...)

Quant au mécanisme de « quotient familial » de l’impôt sur le revenu, il procure un avantage qui augmente avec le niveau de vie et le nombre d’enfants (avec un plafond tout de même). (...)

L’avantage se monte à 1 567 euros annuels par enfant à partir de 5 000 euros de revenus mensuels pour un couple, l’équivalent de trois mois de RSA ! En revanche, une famille d’allocataires des minima sociaux, non imposable par définition, ne verra jamais la couleur d’un tel avantage.
« L’État dépense bien davantage pour les enfants de cadres supérieurs que pour ceux d’ouvriers »

En plus des niches fiscales, une grande partie des services publics financés par la collectivité bénéficient davantage aux riches qu’aux pauvres. Prenons l’exemple de l’école : compte tenu des inégalités sociales qui existent dans l’enseignement supérieur, l’État dépense bien davantage pour les enfants de cadres supérieurs, qui font beaucoup plus souvent des études longues, que pour ceux d’ouvriers. Selon nos estimations à partir des données du ministère de l’Éducation, un jeune qui quitte l’école à 16 ans aura coûté environ 100 000 euros à la collectivité, celui qui va jusqu’au bac pro, environ 130 000 euros. Mais un élève d’une grande école coûte au minimum 200 000 euros, beaucoup plus encore dans les établissements les plus élitistes (...)

On retrouve le même phénomène dans bien d’autres domaines de l’intervention publique, comme en matière de politique culturelle. Musées, théâtres, opéras ou conservatoires de musique : les loisirs culturels sont massivement subventionnés, alors qu’ils sont fréquentés en grande partie par une minorité très diplômée et aisée.
Des baisses d’impôts massivement orientées vers les couches aisées

Pour aller encore plus loin, il faudrait dresser le bilan des baisses d’impôts qui ont eu lieu depuis le début des années 2000, massivement orientées vers les couches aisées. Pour ne prendre qu’un exemple : les manifestations des Gilets jaunes de 2018 et 2019 trouvent leur source dans le décalage entre le montant des cadeaux fiscaux faits aux plus aisés en 2017 et les efforts demandés aux autres catégories sociales. Dernier cadeau en date, la suppression totale de la taxe d’habitation va faire encore gagner quelques milliers d’euros à ceux qui vivent dans de luxueux appartements, contre quelques dizaines d’euros à ceux qui occupent de petits studios. On pourrait facilement allonger cette liste. Coût pour la collectivité : 20 milliards par an, deux fois ce qu’il faudrait pour éradiquer la pauvreté en France ou un tiers du budget de l’Éducation nationale.

Au-delà de la seule sphère publique, les plus aisés savent très bien comment profiter de soutiens très variés. Des voitures de fonction à usage personnel aux invitations (concerts, spectacles, représentations sportives, etc.) distribuées gracieusement en toute légalité par des entreprises ou des institutions publiques, en passant par des congés tous frais payés par un tiers… Une partie des plus favorisés arrivent à faire prendre en charge une partie de leurs dépenses privées. Autre illustration dans le secteur privé : Carlos Ghosn, ancien patron de Renault, avait bénéficié du château de Versailles pour fêter son anniversaire aux frais de l’entreprise. Autant d’argent qui n’ira pas dans la poche des salariés. (...)

« Les profiteurs sont répartis dans tous les milieux de la société, riches ou pauvres. Sauf que les profits ne sont pas du même niveau » (...)

Dans un système développé de protection sociale et de services publics, les abus existent inévitablement. De même que la criminalité sévit dans tous les pays, tous les systèmes publics entraînent leur lot de « profiteurs ». Selon la Cour des comptes, seules les caisses d’allocations familiales disposent de données fines : la fraude représenterait 3 % des dépenses, et encore cela comprend un lot d’erreurs et d’omissions… Le non-recours aux aides de la collectivité représente des sommes d’une toute autre dimension, bien plus grande. On oublie très souvent qu’une partie des bénéficiaires potentiels ne demandent rien et rasent les murs pour ne pas être stigmatisés. Selon les estimations, entre 14 % et 36 % des allocataires potentiels du RSA n’y auraient pas recours, pour un grand nombre de raisons qui vont du refus au manque d’information (...)

Pour un titulaire d’un minimum social qui assure ses fins de mois « au noir », combien de familles ne déclarent pas leurs employés de maison pour ne pas payer de charges sociales ? Pour une mère seule qui ne signale pas immédiatement un nouveau compagnon pour continuer à toucher l’allocation parent isolé, combien de milliardaires se soustraient à l’impôt par des techniques d’évasion à la limite de la légalité ? Pour un salarié qui « profite » de quelques jours d’arrêt de travail, combien d’employeurs ont utilisé la prise en charge du chômage partiel du fait de la crise sanitaire pour faire payer à la collectivité des heures de travail en réalité réalisées ?

Bizarrement, la presse, particulièrement dure pour les « assistés », reste très clémente envers ces pratiques patronales, alors que notre pays traverse une profonde crise sanitaire. Ce « deux poids, deux mesures » attise le sentiment d’injustice. Il est d’ailleurs tout à fait étonnant d’entendre les représentants des entreprises les plus fermement opposés à la dépense publique hier, aujourd’hui se plaindre de l’insuffisant soutien collectif à leur activité. Les abus des riches ne justifient pas ceux des pauvres, mais il faudrait remettre les pendules des responsabilités à l’heure. Pour les uns, il s’agit d’améliorer un ordinaire minimum et morose, pour les autres d’accumuler toujours plus. (...)

Contrairement à ce que l’on laisse entendre, les Français soutiennent massivement les plus pauvres. Pour partie aussi, notre système offre des services publics de qualité à tous, riches ou pauvres, par un juste souci d’universalité. Si l’on veut maintenir un système où les plus aisés contribuent davantage que les autres, on ne peut pas réserver les droits aux plus démunis : il n’aurait plus de légitimité aux yeux de l’ensemble des contributeurs. La gratuité de l’école et le financement des musées et des bibliothèques sont destinés à les rendre plus accessibles et favoriser leur démocratisation. Il faut les préserver.

Tout est question de dosage. Trop de prestations sous conditions de ressources alimentent une critique du système par ceux qui se situent au-delà de ces conditions mais qui ne disposent pas des autres protections dont bénéficient les plus riches. Pour cela, certains parlent de « courbes en U » des politiques sociales. C’est actuellement le cas, par exemple, pour les catégories qui se situent juste au-dessus du plafond de revenu qui permet de toucher les allocations logement, mais en deçà des classes aisées qui profitent des réductions d’impôts. Une partie de la classe politique pointe du doigt « l’assistanat » des plus démunis pour tenter de séduire les couches moyennes tout en fermant les yeux sur l’ensemble des avantages dont bénéficient les couches les plus aisées.

La critique des « privilèges » est à la mode. Dans la sphère publique, les niches fiscales, coûteuses et inefficaces, sont dénoncées, mais à peine réduites. Les avantages dont jouissent les enfants de diplômés à l’école sont connus, mais rien n’est proposé pour transformer réellement le système. (...)

La leçon sur l’assistanat donnée par des catégories qui profitent, bien plus que les autres, des largesses de l’État-providence et de l’entreprise, et qui sont tout autant présentes parmi les fraudeurs, est à la fois moralement inacceptable et politiquement risquée. Tout en croyant rassurer la France populaire, elle engendre un décalage dévastateur entre les discours et les actes, attisant un populisme dont profite largement l’extrême droite.