
Le signal se fait sans un mot. Seulement le moteur qui vrombit, crachote et ralentit. On y est. La sardine frétille, là, tout près de la coque. Les six pêcheurs lâchent leur tasse de café, enfilent leur salopette cirée jaune, sautent dans leurs bottes et s’élancent sur le pont. Le jour décline. « Laisse aller ! », hurle le patron du bateau, M. Thomas Hamon, depuis la passerelle. Sans attendre, les marins jettent à la mer la senne, l’immense filet à mailles rouges des sardiniers. (...)
C’est de cette chasse quotidienne et éprouvante que vivent les 2 500 pêcheurs du Finistère, département qui représente 50 % de la pêche bretonne en termes d’effectifs et de navires. (...)
À la pêche, il existe une règle tacite : « On évite de trop en dire sur la vie à bord, l’angoisse en pleine mer, le stress… Tout ce qui arrive sur le bateau reste sur le bateau », explique M. Daoudal. Mais il a décidé de s’en affranchir : « Moi, je n’ai rien à cacher. » Il a commencé la pêche à 18 ans, inspiré par son père, marin mécano. Comme beaucoup de novices, il a embarqué directement pour la pêche au large, sur un chalutier.
« Qu’est-ce que je fous là ? »
« On sait toujours quand on part, jamais quand on revient… » M. Daoudal est le plus bavard de la bande. Il s’installe dans la cabine de repos, où trône la photographie d’une grande blonde dénudée. « Il y a des jours, on en bave vraiment », grommelle le trentenaire, cheveux noirs coupés au cordeau. [...)
« Il y avait le froid, bien sûr, mais ce que je me rappelle surtout, c’est la peur », souffle celui qui est aujourd’hui père de trois enfants. Le bateau tangue et plonge dans des vagues de plusieurs mètres. Durant les premières marées, « malade à en crever », il perd sept kilos par quinzaine. « Quand je me retrouvais à plusieurs milles de la terre, j’avais envie de hurler : “Qu’est-ce que je fous là ? Ramenez-moi tout de suite !” Mais, bien sûr, impossible de revenir en arrière, alors tu fermes ta gueule et tu bosses. » (...)
Sur les quinze mille marins français aujourd’hui en activité, plus de mille se blessent chaque année, selon les chiffres ministériels. En 2016, la profession affichait même un indice de fréquence d’accidents de 23 % supérieur à celui du bâtiment et des travaux publics (BTP). Elle enregistre également la mortalité la plus élevée. On y meurt dix-neuf fois plus que dans l’ensemble des professions françaises et six fois plus que dans le BTP (...)
« Les pêcheurs, du fait de la pression économique, prennent plus de risques que d’autres professions, observe M. Thierry Sauvage, médecin en chef du Service de santé des gens de mer (SSGM). Les salariés, comme les patrons, sont payés à la part. Plus ils ramènent, plus ils gagnent. Il faut donc que le poisson rentre. » À la pêche, on gagne correctement sa vie : 30 000 euros net par an en moyenne pour M. Daoudal (35 000 euros brut de moyenne nationale pour les marins pêcheurs). Mais à quel prix ? (...)
Si M. Sauvage observe que la nouvelle génération de pêcheurs se protège mieux, un frein empêche l’amélioration des conditions de sécurité à bord : l’ancienneté de la flotte. Les jeunes patrons ne peuvent assumer les coûts d’un navire neuf, et beaucoup de marins naviguent encore sur des bateaux de plus de 30 ans, qui s’adaptent difficilement au matériel supplémentaire. (...)
Les réminiscences de situations traumatiques sont fréquentes chez les pêcheurs. « Dans ce secteur, le taux d’état de stress post-traumatique est proche de celui des populations à risque, comme les militaires et les pompiers, observe la psychologue clinicienne Camille Jégo, qui a mené une étude à Nantes, Boulogne-sur-Mer et Saint-Nazaire. Tout au long de leur carrière, les marins sont confrontés à une répétition de situations traumatogènes : accidents, corps repêchés, naufrages, ou encore piraterie. »
Refoulés, ces événements choquants ne refont parfois surface que bien plus tard, sous la forme de symptômes dépressifs, paranoïaques, ou de pathologies somatiques : troubles cardio-vasculaires, musculo-squelettiques… (...)
la fatigue est l’un des principaux facteurs d’accident à bord.Nombre d’entre eux cherchent une échappatoire. Sur mille marins, 28 % ont été testés positifs pour le cannabis et 4,5 % pour la cocaïne lors d’une étude réalisée en 2013 sur le littoral atlantique par le SSGM. (...)
En trente ans, le secteur a perdu plus de la moitié de sa flotte dans plusieurs plans de casse destinés à lutter contre la surpêche. Selon M. Robert Bouguéon, ancien pêcheur et ex-président du comité des pêches du Guilvinec, les destructions des années 2000, avec les sommes « mirobolantes » offertes en compensation aux armateurs, n’ont pas été efficaces pour éradiquer les bateaux les plus anciens.(...)
Dans ce climat, renforcé par les incertitudes liées au Brexit, qui pourrait compromettre l’accès aux eaux britanniques pour les bateaux français — ils y effectuent jusqu’à 30 % de leurs prises —, le secteur n’attire plus. D’ici à 2020, un marin sur six partira à la retraite. Sans certitude d’être remplacé.