
Jour 1 : le rail de la Manche
Le MSC Cordoba, porte-conteneurs allemand sous pavillon libérien — vingt et un membres d’équipage, tous philippins, mille six cent vingt-neuf boîtes multicolores, de la rouille, de l’iode —, fend la bise sur le rail d’Ouessant, au large de l’île de Wight. Une zone très fréquentée. Le ciel est couvert, l’océan, sombre et crénelé d’embruns. Le cargo a quitté le port d’Anvers hier, dans la nuit, après la fin du chargement. Des portiques hauts comme des immeubles nourrissaient le ventre du navire. C’était un jeu de Lego géant, un Tetris colossal. Le même spectacle se jouait sur la jetée d’en face. Tout autour, ce n’étaient que cargos, grues, bigues, fret, élévateurs, cavaliers, remorques, palans, dragues, darses, et pas un homme visible. Le ballet se jouait dans des bruits de poulies, de métal choqué et de sirènes sous les halos du port. Soudain, le MSC Cordoba s’est éloigné de son quai.
(...) Il n’y a plus d’équipage français en mer. La marine marchande a été le premier secteur frappé par la mondialisation. La France comptait plus de cinquante mille marins dans les années 1950, remplacés par des Ukrainiens, des Philippins ou des Indonésiens, aussi efficaces, moins chers, et qui parlent anglais pour « s’entraîner ».
Chaque soir, à 18 heures, le repas est servi. Les officiers dînent ensemble, l’équipage de l’autre côté des cuisines. Maïté, jeune retraitée, mange du côté des officiers. C’est la seule voyageuse à bord. Vingt et un millions de touristes choisissent chaque année l’agrément des croisières, avec piscine et dancing. Trois mille baroudeurs seulement optent pour le silence du cargo et le petit déjeuner entre 7 et 8 heures du matin. (...)
sur ce bateau, un membre d’équipage gagne 1 500 euros par mois et un officier, 3 000. Dix fois plus que ce qu’ils pourraient espérer aux Philippines. (...)
« C’est dur. Surtout pour les familles, pour ceux qui restent à terre. » Dino dirige huit marins dans « l’enfer », surnom donné à la salle des machines. La température s’y élève à 40 degrés. Les marins travaillent huit heures par jour dans un fracas permanent. Ils communiquent en langue des signes. L’horloge murale de la salle de gymnastique s’est bloquée cet après-midi. L’aiguille des secondes tictaquait contre celle des minutes sans jamais réussir à la franchir. Comme le temps à bord du cargo. (...)
Le voyage en cargo redonne aux distances leur vraie mesure, effacée par l’avion. Le MSC Cordoba navigue entre la Tunisie et la Sicile. Le beau miroir est un cimetière. Depuis le 1er janvier 2015, 1 867 migrants sont morts en tentant la traversée. « Un bateau de notre compagnie, le sister-ship du Cordoba, en a recueilli un jour, a expliqué le capitaine. Si une embarcation est en détresse, nous avons l’obligation d’intervenir. Mais s’ils ne sont pas en panne, nous ne pouvons rien faire. »
Avant-hier, Angelo a reçu une alerte d’Interpol. L’organisation Etat islamique préparerait une attaque contre un navire de commerce en se camouflant dans des bateaux de migrants. Si une embarcation « en détresse » surgit devant le MSC Cordoba, ce sera à lui, le capitaine du cargo, de juger de la réalité de la menace. Comment peut-il savoir que des tueurs se cachent dans un flot de migrants ? Angelo a soupiré, c’était sa seule réponse. (...)
Avant l’ère des porte-conteneurs, une escale pouvait durer sept jours. Les marins baguenaudaient dans les ports, s’imprégnaient des odeurs. « La première fois que je suis entré dans Brest, j’ai compris que j’étais en Europe ! » Aujourd’hui, les escales durent rarement plus de vingt-quatre heures et les ports industriels sont situés loin des villes. Les marins restent à bord la plupart du temps. (...)