
Les classes sociales ont disparu du discours politique, au profit des discriminations liées au sexe, à l’âge, à la couleur de peau, etc. D’autres dimensions sont pourtant nécessaires pour dessiner les contours des nouvelles couches modestes. Entretien avec Camille Peugny, sociologue, maitre de conférences à Paris 8.
(...) Pour analyser le processus de stratification sociale, il faut prendre en compte plusieurs paramètres, plusieurs variables, et considérer l’âge, le sexe, le revenu, le diplôme, l’origine ethnique ou le lieu d’habitation. Autour de chacun de ces facteurs se structurent des inégalités dont il faut comprendre l’origine, la logique et la portée, mais dans les faits, ces inégalités constituent un système d’ensemble. Par exemple, une femme de ménage est donc une femme, mais aussi bien souvent immigrée, sans diplôme, avec des miettes d’heures de travail et un salaire à peine supérieur au seuil de pauvreté. Le concept de classe sociale demeure essentiel pour comprendre la société dans sa globalité car il permet de synthétiser, en quelque sorte, ces différentes dimensions. Lorsque l’on parle des « classes populaires », on désigne bien des groupes qui tendent à cumuler les facteurs de désavantage social, et à l’inverse, on voit bien comment les plus privilégiés cumulent les différents types de ressources.
Pourquoi ce concept paraît disqualifié aujourd’hui ? Quel rôle ont joué les chercheurs ?
Les théories dites de la « moyennisation » [1] de nos sociétés ont considérablement influencé le débat public. En simplifiant, disons que le début de la baisse du nombre d’ouvriers ainsi que les effets de la période de forte croissance des Trente glorieuses ont conduit certains, dans les années 1970 et 1980, à prophétiser la mort des classes sociales et à célébrer l’avènement d’une société « moyenne », dans laquelle l’essentiel de la population graviterait autour du salaire médian, dans un univers social pacifié. Il s’agit assez largement d’une illusion d’optique car ce qui se passe pendant les Trente glorieuses, ce n’est pas tant une réduction significative des inégalités qu’un mouvement général d’amélioration des conditions de vie de toutes les catégories sociales. Oui, les ouvriers de 1970 vivent mieux que les ouvriers de 1950, mais l’écart entre le niveau de vie des ouvriers et celui des cadres est resté inchangé. En même temps, et c’est un fait, depuis les années 1950, les classes populaires ont profondément changé du point de vue de leur périmètre et de leur structure.
Depuis plusieurs années, de nombreux chercheurs essaient de rendre compte de ces transformations et de renouveler l’analyse des classes sociales en examinant notamment la manière dont les différentes dimensions porteuses d’inégalités s’articulent les unes avec les autres. Le souci est que leurs travaux restent assez largement ignorés dans le débat public où il est toujours de bon ton de considérer comme résolument « modernes » les affirmations péremptoires selon lesquelles les classes sociales appartiendraient à un passé poussiéreux. (...)
L’accès à la parole publique devient essentiel.
Absolument. Dans le processus de distinction sociale, le niveau de diplôme et la capacité à se faire entendre dans le débat public est tout à fait central. Cinquante chefs d’entreprises qui s’auto-baptisent « pigeons » et qui construisent un site internet en dix minutes suffisent à faire faire marche arrière au pouvoir. Deux jours de grève ou de manifestations de mécontentement de professeurs de classes préparatoires suffisent à faire ranger aux oubliettes tout projet de réforme, aussi limité soit-il. A l’inverse, des dizaines de milliers de femmes de ménages, de caissières ou de vendeuses, inorganisées, sont inaudibles.
Comment expliquer cela ? Je crois qu’il faut en appeler à une sociologie des élites et du personnel politique dont le parcours et la formation les coupent de pans entiers de la réalité sociale. Je ne dis pas qu’il faille être femme pour agir résolument contre les inégalités de sexe, ni même qu’il suffise d’avoir été ouvrier pour être un élu à l’écoute des plus fragiles, ce serait poujadiste et idiot. Néanmoins, je suis convaincu que le manque de diversité sociale constitue un terrible assèchement du débat public et contribue à la disparition des analyses en termes de classes sociales.