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Les contrats à impact social : une menace pour la solidarité ?
Article mis en ligne le 16 janvier 2019

Les nouveaux contrats à impact social procèdent d’une hybridation croissante des logiques financières et sociales. Loin des discours enchantés qui y voient l’alliance de l’altruisme et de l’efficacité, cet article étudie une expérience concrète de CIS pour montrer que ces instruments marchandent la solidarité.

Le gouvernement a inauguré le 16 mars 2016 de nouveaux dispositifs de financement de l’action sociale, les Social impact bonds, rebaptisés en français « Contrats à impact social » (CIS). Des investisseurs privés tels que des banques pourront financer des projets sociaux, puis être remboursés par l’État ou les collectivités territoriales si « l’impact social » de ces projets est avéré. Cet article vise à présenter le cadre politique et institutionnel de ces « innovations sociales », mais surtout, à partir de l’étude d’un projet dans la protection de l’enfance, à s’’interroger sur les transformations qu’elles opèrent dans la définition d’une politique de solidarité et les enjeux qui en découlent pour les pratiques professionnelles et les bénéficiaires.

La libéralisation du secteur social, initiée par l’agenda de Lisbonne en 2000, prend une nouvelle forme avec l’aggiornamento de l’État social. Nous suggérons que la synthèse entre justice sociale et efficacité économique que proposent ces nouveaux dispositifs correspond à une transformation idéologique dans la construction de l’action sociale. Celle-ci soulève plusieurs interrogations. Notamment, permettent-ils à l’État de conserver sa place de garant des affaires sociales et d’une politique de solidarité nationale ? Qu’en sera-t-il de l’accompagnement des bénéficiaires, demeurera-t-il de qualité et pérenne ? Les professionnels auront-ils toujours l’autonomie suffisante pour amener les individus à une forme d’émancipation sans être constamment pressés par les exigences de résultat des financeurs ? Enfin, peut-on modifier les circuits financiers sans changer les finalités et les valeurs de la politique sociale, ou les formes de solidarité qu’elle institue ?

Les contrats à impact social
Les CIS se définissent comme « une forme non traditionnelle d’obligations émises par l’État sans taux d’intérêt fixe, mais sur une période prédéterminée par laquelle l’État s’engage à payer pour l’amélioration significative des résultats sociaux pour une population définie » (Auriac, Vallet-Moison, 2012). Ils permettent aux pouvoirs publics de confier à une organisation une action sociale précise : faciliter l’accès à l’emploi des adolescents sans diplôme, par exemple. Ils mobilisent trois acteurs principaux : l’État ou ses représentants, un acteur social tel qu’une association, et un financeur qui peut se réunir en groupement d’investisseurs. L’État et la structure retenue se fixent des objectifs de résultats ; s’ils sont atteints, les investisseurs seront remboursés et percevront un intérêt pour le risque pris. Dans le cas contraire, les investisseurs ne toucheront théoriquement rien, si ce n’est qu’ils pourront défiscaliser leur investissement. (...)

À ce jour, 5 contrats ont été signés et 6 autres ont été retenus : l’expérimentation a donc déjà commencé (...)

Si l’État social est présenté comme une double réponse à la révolution industrielle et démocratique et aux tensions entre l’égalité juridico-politique formelle et la réalité des inégalités socio-économiques, la crise qu’il connaît est moins économique qu’idéologique. D’une action sociale compensatrice, nous avons glissé vers un secteur social compétitif, où la concurrence et l’activation des bénéficiaires sont les symboles d’une réaffirmation de la doctrine libérale dans le secteur du social (Donzelot, 2008).(...)

Progressivement, les modalités de l’action publique se sont transformées dans tous les domaines. La contractualisation est devenue le mode d’action privilégié que l’on retrouve à l’hôpital, dans l’éducation et le travail social. Elle a de nombreuses conséquences. D’abord, elle prive les structures de financements pérennes (notamment les associations) en les obligeant à répondre continuellement aux appels à projets de l’État afin d’assurer leur financement. Par ce biais, elle met aussi en concurrence les structures. Enfin, elle implique une évaluation ex ante et ex post de ces projets.

Cette transformation de l’action publique va de pair avec un processus de financiarisation de l’économie. L’activité économique étant financée par les marchés financiers et non plus par les banques, ces marchés se transforment en dispositifs d’évaluation et d’échange de tous les actifs (...)

Or il nous semble que l’utilisation par l’État d’un tel instrument de financement risque à terme de modifier radicalement le travail social et la solidarité républicaine. Elle accentue la mise en concurrence des différentes structures de l’action sociale, fragilise les plus petites et surtout elle diminue le pouvoir de contrôle de l’État sur l’action sociale. Qui plus est, elle risque d’introduire au sein de l’action sociale auprès des populations les plus fragiles un processus de « sélection adverse » tel qu’il se pratique dans les assurances : afin d’obtenir une rentabilité plus forte ou de meilleurs résultats, on choisit d’aider ceux qui sont le moins en difficulté. Le risque est donc d’accroître encore les inégalités, voire les injustices, au sein même des populations les moins favorisées. Enfin, et c’est sans doute la question centrale, tout le dispositif repose sur l’évaluation de l’action sociale, puisque les gains réalisés par les investisseurs dépendent de l’évaluation des résultats au regard des objectifs. Or, l’action sociale est particulièrement difficile à évaluer, notamment parce que cette action s’inscrit dans le temps, contrairement aux CIS qui ont une durée limitée. (...)

Le « courage » des réformes [2] ne tient pas nécessairement à ce que l’on croit, et consisterait peut-être d’abord à prendre pleinement la mesure de leurs conséquences pour les bénéficiaires et les professionnels. L’analyse du CIS de la Sauvegarde du Nord, s’il se trouve finalisé, est à ce titre riche d’enseignements. Elle met en évidence l’urgence et le danger qui pèsent sur les bénéficiaires, le manque d’autonomie des professionnels, continuellement contraints de faire la preuve de leur efficacité, les risques de violation du secret ou de la discrétion professionnelle au sein de dispositifs dont les acteurs ne devraient pas, normalement, avoir connaissance des situations vécues par les bénéficiaires. Dans de telles conditions, la protection des personnes par l’État ne risque-t-elle pas de passer au second plan ? (...)

l’AEMO renforcée (...)
Une première difficulté pour les professionnels est l’injonction paradoxale à laquelle ils sont soumis, qui s’apparente à un véritable conflit d’intérêts : ils sont en effet sommés de répondre à la fois à une mission de protection de l’enfance et à la demande de réduction des placements. Ceci, dans des situations souvent urgentes pour l’enfant et où la mesure du danger requiert une analyse distanciée, affranchie de toute pression. (...)

Sommés de se concentrer sur la réduction du nombre de placements, les professionnels sont moins disponibles et leur attention au danger diminue.

Que pourront-ils dire de ce conflit d’intérêts aux parents et aux enfants avec lesquels ils travaillent ? (...)

Le conflit d’intérêts est une notion dont s’arrangent facilement les acteurs du CIS. Le Comptoir de l’Innovation et KPMG, que la Sauvegarde du Nord propose respectivement comme intermédiaire financier et comme évaluateur de son action, ne sont pas des acteurs indépendants. (...)

Dans le cadre de l’AEMO renforcée, c’est le juge qui décide des mesures à prendre, et il fonde ses décisions sur le rapport des situations familiales à la loi, non sur le coût éventuel des mesures. Dans le projet de la Sauvegarde du Nord, il est prévu que le Département agisse avec BNP Paribas comme si le juge des enfants, la cellule de recueillement des informations préoccupantes, la PMI, les associations missionnées pour les AEMO, et de nombreux autres acteurs n’existaient pas et n’avaient pas voix au chapitre.

La seconde grande difficulté que pose le CIS est celle du traitement des informations concernant la famille dans laquelle interviendraient les professionnels. (...)

La subordination de l’éthique à l’économie n’est pas sans risques, le premier étant celui de l’instrumentalisation. L’objectif du CIS est clairement de réduire le coût, et donc le nombre, des placements, sans autre considération d’une « clinique judiciaire » (Bruel, 2015). Le droit, et l’État (dans son devoir de protection de l’enfance) n’apparaissent au mieux que comme des acteurs subsidiaires. Quant aux professionnels, financés pour une mission, ils deviennent les simples exécutants de logiques financières et risquent d’être soumis à des pressions. Pris dans une situation intenable, à la fois juges et parties, ils devront évaluer leurs actions pour en démontrer les plus grands bénéfices, sans quoi ils disparaîtront : embauchés en complément du dispositif, leur contrat se justifie par l’atteinte de résultats. Et le résultat escompté, la diminution d’un point du nombre de placements dans le département du Nord en 3 ans, est un indicateur qui est tout sauf robuste. Sa fiabilité dans le temps est particulièrement incertaine, ce que savent très bien tous les praticiens de la protection de l’enfance.(...)

L’enjeu éthique est considérable, et on ne peut céder à tous les pragmatismes jusqu’à l’indignité. Dans l’investissement réalisable par BNP Paribas, l’enfant en tant que sujet n’est plus considéré comme une fin en soi, mais comme un moyen d’atteindre l’objectif de retour sur investissement. (...)

Pourtant ce CIS de la Sauvegarde du Nord séduit déjà d’autres acteurs. Un nouveau CIS dans le cadre de la protection de l’enfance avec les « apprentis d’Auteuil » a pour but d’économiser le coût de placements d’enfants en s’appuyant sur des familles relais. Il se déploierait dans 3 départements à partir de la fin de l’année 2017.

L’impact à quel prix ?

Finalement, l’enjeu politique est de taille, car là où les CIS sont des investissements contre le contrat social, c’est notre conception de la démocratie qui est mise en question (...)

Dans le département du Nord par exemple, on constate que des activités comme la prévention spécialisée sont de plus en plus réduites. Il ne s’agit plus seulement de mettre en concurrence les acteurs de terrain, comme c’est le cas depuis la généralisation des appels à projets. Avec les CIS, la compétition conduirait à financer de préférence les projets les plus lucratifs, ou ceux pour lesquels les indicateurs de réussite seront les plus facilement objectivables. (...)

En définitive, la question posée par les CIS est celle-ci : peut-on changer les moyens de l’action sociale sans toucher à ses fondements et à ses finalités ? C’est une question éminemment politique, la « question des secours », comme le souligne Marcel Gauchet en citant la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 en son article 21 : « Les secours publics sont une dette sacrée » (Gauchet, 1989).

Cette dette est d’abord une dette citoyenne. Elle cimente le lien politique en tant qu’expression de la communauté citoyenne, voire de la fraternité républicaine. Elle signifie la responsabilité que les membres de la communauté politique ont les uns envers les autres. C’est la solidarité telle qu’elle s’incarne dans notre conception de la protection sociale, dont l’action sociale envers les plus démunis des citoyens est le dernier maillon, qui se trouve attaquée lorsque ses sources de financement sont modifiées. Peut-on changer les tuyaux sans modifier ce qui circule dedans ? Les CIS marquent une sorte de retour à la philanthropie, mais sans les idéaux qui la motivent. Ils sont l’instrument d’une philanthropie qui n’aurait d’autre ambition que de permettre à l’État de faire des économies. Cette philanthropie sans idéal démocratique s’apparente plus à ce que Peter Sloterdijk fustigeait comme des « règles pour le parc humain » (Sloterdijk, 2000) qu’aux idéaux solidaristes de Léon Bourgeois à la source de notre droit social (Bourgeois, 1998).

La misère n’est pas un business, c’est une question politique et un impératif de la cohésion sociale. À l’ignorer, on risque d’affaiblir encore davantage le lien politique, ce qui nous unit, sans lequel aucun collectif ne peut durablement exister dans un cadre démocratique.