
La théorie du ruissellement (en anglais « trickle down economics »), réactualisation contemporaine de la « main invisible » chère à Adam Smith, préside encore aux politiques fiscales : - cette théorie énonce l’idée selon laquelle la richesse ne s’éternise pas au sommet mais finit par être redistribuée à l’ensemble d’une société. Elle justifie les réductions d’impôts accordées aux plus riches (individus et entreprises) puisque leur richesse - rejaillira tôt ou tard vers les moins bien - lotis. Dans l’immédiat, ces largesses fiscales incitent les plus créatifs à produire plus pour le bien de tous. Ces dernières années, les faits semblent avoir davantage vérifié un axiome beaucoup plus ancien : celui des inégalités cumulatives, que certains font remonter à Saint-Matthieu, parlant d’effet du même nom.
Une réfutation de la théorie du ruissellement
Le sociologue britannique d’origine polonaise, Zygmunt Bauman, principalement connu pour ses travaux sur la « vie liquide » et la mondialisation, propose dans son dernier livre de revenir sur la théorie du ruissellement. Il se fonde sur le constat désormais connu d’une augmentation importante des inégalités consécutive à la crise de 2008 et commencée dès les années 1970. Contrairement à ce que laisse entendre la doxa économique, les richesses ne sont pas automatiquement redistribuées par le marché : la création incontrôlée de richesses ne bénéficie pas au plus grand nombre. Les inégalités changent d’ailleurs dans leur répartition : elles ne sont plus significatives entre les différentes strates sociales mais entre un minuscule sommet et une base immense que le slogan des « 99 % » du mouvement Occupy Wall Street avait mis en avant. Autrement dit, la crise a contribué à enrichir les riches et à appauvrir les pauvres. A l’appui de sa démonstration, Bauman cite un grand nombre d’études allant dans ce sens, qui le conduisent à conclure – non sans ironie – qu’aujourd’hui, « l’inégalité croît en raison de sa logique et de son ressort propre. […] L’inégalité sociale semble même n’avoir jamais été aussi près de devenir le premier mouvement perpétuel de l’histoire ». (...)
les passages qu’il consacre à la consommation, Bauman cite le romancier américain Jonathan Franzen qui rappelle que le désir fondamental de l’homme est d’être aimé et d’aimer ; la consommation se présente comme une source d’amour (notamment les appareils électroniques qui prennent une part très importante dans les vies), sans les risques d’une authentique relation avec d’autres êtres humains. La consommation alimenterait alors le narcissisme, dont l’amour (pour un autre être humain) serait l’antidote selon Bauman. Alors que l’idée selon laquelle le bonheur passerait par la consommation domine, de nombreux individus en restent exclus : ils sont des consommateurs de seconde zone, considérés en conséquence comme inférieurs par leurs pairs, mais aussi par eux-mêmes, nos sociétés poussant à intérioriser l’« échec ». En effet, « contester l’état des choses et le mode de vie responsable de sa perpétuation n’est plus perçu comme une défense justifiée du respect des droits humains perdus/volés (et pourtant inaliénables) » : cette impossibilité freine la lutte contre les inégalités et explique par exemple les comportements observés lors des émeutes de Tottenham (Londres) où des magasins avaient été mis à sac. Les émeutiers ne contestaient pas l’ordre établi mais s’offraient des occasions habituellement impossibles de consommer -. Ainsi, il n’y aura pas de réel questionnement des inégalités pour Bauman tant que la consommation restera la mesure ultime du degré d’épanouissement de l’individu et de réussite par rapport à ses semblables. Celle-ci nourrit par ailleurs une compétition constante entre tous. Comment alors ériger la « convivialité », évoquée par certains intellectuels comme Alain Caillé, le collectif ou la notion de commun par rapport à l’individualisme glorifié par le marketing ? Bauman cite toutefois le mouvement « Slow Food », né en Italie, comme contre-exemple à cette tendance.
La « naturalisation » des inégalités sociales conduit également au statu quo en proposant un récit nous permettant d’accepter une distribution biaisée des richesses et sa reproduction. La majorité des individus se résout à n’être plus que des citoyens de seconde classe face à une minorité d’êtres exceptionnels qui doivent être largement récompensés - pour leur contribution au bien-être de tous… (...)