
Déjà croqués par une poignée de milliardaires, les principaux journaux nationaux et régionaux, et même l’AFP, ont passé des accords secrets avec Google et Facebook, faisant des deux plateformes des acteurs majeurs de la presse, ce qui est lourd de dangers pour la qualité de l’information.
C’est un paradoxe du débat sur la liberté de la presse en France. On pointe souvent du doigt le rôle d’une poignée de milliardaires dans la double normalisation de la presse française, économique et éditoriale. Et, du rachat des Échos puis du Parisien par Bernard Arnault jusqu’à la prise de contrôle par Vincent Bolloré de Canal+, de CNews, d’Europe 1, de Paris-Match et du Journal du dimanche, en passant par le rachat par Patrick Drahi de Libération (aujourd’hui revendu), du groupe L’Express, de BFM Business, de BFM-TV et de RMC, et par l’acquisition, par Xavier Niel et de ses associés, du groupe Le Monde ou encore de L’Obs, de nombreuses enquêtes, à commencer par celles de Mediapart, se sont appliquées ces dernières années à évaluer les dégâts causés sur la liberté et le pluralisme de la presse, et du même coup sur le droit de savoir des citoyens, ressort majeur de la démocratie.
Mais, si ces quelques milliardaires ont souvent été mis en cause pour avoir fait main basse sur l’information, sans doute la vigilance collective a-t-elle été plus faible sur un autre front, celui de l’offensive conduite par les Gafam, acronyme des principaux géants du Web : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. De proche en proche, des enquêtes ont aussi décrit cette autre opération de prédation mais de manière moins systématique. (...)
Et comme nul ne mord la main qui le nourrit, de cet autre asservissement qui est devenu un phénomène majeur avec la montée en puissance de la presse en ligne, il est très peu question dans les grands médias. Il ne faut pas compter sur eux pour raconter l’offensive des puissances d’argent qui les ont croqués. Ni pour décrire comment ils ont été les premiers à pactiser avec les grandes plateformes américaines, et les dangers multiples que cette offensive induit.
Résultat : les grands journaux français sont peu bavards sur leurs relations avec les oligopoles du Web. Et les enquêtes sur le sujet sont peu nombreuses (...)
les citoyens ont été mal informés, ou pas informés du tout, sur cet autre danger qui menace la liberté et le pluralisme de la presse. (...)
C’est alors, au début des années 2010, qu’intervient en France un événement majeur, dont l’onde de choc sera considérable les années suivantes. Au lieu de réfléchir au séisme suscité par les avancées de l’économie numérique, et de trouver une voie pour qu’elles ne conduisent pas au pillage par les grandes plateformes anglo-saxonnes de toutes les créations protégées par un copyright – y compris celles de la presse –, les plus hautes instances de l’État vont pousser à la roue pour que les principaux journaux, fédérés par l’Alliance de la presse d’information générale (Apig), trouvent un accord secret avec Google.
Ce comportement du pouvoir vient de loin. Entretenant des relations de consanguinité pour le moins malsaines avec les grands journaux, l’État leur a distribué pendant des lustres des aides directes présentant deux caractéristiques choquantes : elles ont le plus souvent été opaques, et distribuées de manière discrétionnaire, l’Élysée cajolant d’abord les journaux amis et mettant des bâtons dans les roues de la presse indépendante pour l’empêcher de se développer – l’histoire de Mediapart en est l’une des illustrations.
Au début de cette décennie, l’État, de plus en plus impécunieux, a donc l’idée d’inciter les grands journaux à dupliquer avec Google les relations consanguines qu’ils entretenaient jusque-là avec lui. C’est ainsi que, le 1er février 2013, François Hollande reçoit à l’Élysée Eric Schmidt, président de Google, avec les honneurs dus à un chef d’État… privé, et parraine la signature d’un accord entre l’Apig et Google, au terme duquel la multinationale américaine met sur la table 20 millions d’euros par an pendant trois ans pour supposément favoriser « la transition numérique » de la presse française. (...)
Dans le fond comme dans la forme, l’accord est détestable. Primo, il est secret : il a beau être signé sous les ors de la présidence de la République et engager l’avenir de la presse, son contenu est caché aux citoyens. Secundo, l’accord est signé entre la multinationale et l’association qui regroupe les plus grands médias, au lieu d’engager de manière équitable et transparente toute la presse. Autrement dit, le vieux système perdure : tout est fait pour avantager la presse des milliardaires et faire barrage aux nouveaux entrants, même si, officiellement, les financements de Google sont ouverts à tous. Et puis surtout, à l’instigation des plus hautes autorités de l’État, Google devient l’acteur principal de la presse française.
Et incidemment, Google décroche ce rôle majeur à très peu de frais, comme le souligne une enquête de Mediapart (...)
Profitant de ce premier accord favorisé par le pouvoir français, Google met ensuite sur pied un fonds de soutien plus large, baptisé Digital News Innovation, qui élargit à l’échelle de l’Europe cette première intrusion au sein de la presse. Selon le dernier rapport de ce fonds, la multinationale américaine distribue ainsi 150 millions d’euros à la presse européenne de 2016 à 2019, dont 20,1 millions d’euros à la presse française.
Le cheval de Troie des droits voisins
Quoi qu’il en soit, l’accord de l’Élysée n’est pas la mise en place de droits voisins des droits d’auteur, offrant à la presse une rémunération pour l’utilisation par Google de ses productions ; c’est un accord qui installe la plateforme au cœur de la presse française. (...)
Si d’indéniables progrès ont été consignés dans la loi, les habitudes reprennent vite le dessus. Dupliquant en tous points les errements de l’accord conclu à l’Élysée en 2013, l’Alliance de la presse d’information générale, présidée depuis octobre 2020 par Pierre Louette, signe ainsi le 21 janvier 2021 un accord-cadre avec Google. Ces accords portent la patte du président du syndicat professionnel, par ailleurs PDG du groupe Les Échos-Le Parisien, mais tout autant celle de son prédécesseur dans ces fonctions, Jean-Michel Baylet, le propriétaire du groupe La Dépêche. Mélangeant constamment ses casquettes politiques et celle de patron de presse, à la tête d’un groupe gorgé de subventions publiques, jouant perpétuellement de ses innombrables réseaux au sein de l’État et à l’extérieur, c’est lui, le champion toutes catégories de la presse de connivence, qui a initié les premières discussions avec Google.
Dans cet accord-cadre, tout est fait, comme huit ans plus tôt, en dépit du bon sens, avec les mêmes vices et la même opacité. (...)
Par surcroît, l’accord est non seulement opaque mais aussi très inéquitable puisque, du même coup, il avantage les titres principaux avec lesquels Google a intérêt à contracter, et désavantage les petits médias qui ne comptent pour rien – ou presque rien. (...)
Dès février 2021, l’agence Reuters révèle ainsi avoir pu consulter certains des documents en question : « Les documents français consultés par Reuters comprennent un accord-cadre dans lequel Google versera 22 millions de dollars par an pendant trois ans à un groupe de 121 publications d’information françaises nationales et locales après avoir signé des accords de licence individuels avec chacune. Le deuxième document est un accord de règlement en vertu duquel Google s’engage à verser 10 millions de dollars au même groupe en échange de l’engagement des éditeurs à ne pas poursuivre en justice les droits d’auteur pendant trois ans. » (...)
L’exemple le plus révélateur est celui du Monde, qui est le premier quotidien, avec La Voix du Nord, à intégrer sur son site lemonde.fr cette nouvelle fonctionnalité (voir ci-contre) baptisée « Suscribe with Google » (SWG). Décryptage du Journal du Net dans un article consacré « au pacte faustien » conclu entre la plateforme et le quotidien : « L’outil permet à un utilisateur qui dispose d’un compte Google de s’abonner au média partenaire par ce biais. C’est-à-dire sans friction car SWG renseigne automatiquement ses informations de connexion, qu’il s’agisse de ses nom et prénom ou de ses coordonnées bancaires, si celles-ci sont déjà associées à son compte Google. Des informations qu’il transmet ensuite au média partenaire. » (...)
La plateforme américaine, dont l’immense fortune est fonction de sa position dominante sur le marché publicitaire, met la main dans tous les cas de figure sur des données hautement précieuses : une partie de la base abonnés du Monde. Les nouveaux abonnés au journal ne le savent donc pas forcément, mais s’ils ont profité d’une souscription à prix réduit, c’est au terme d’un vieux et pernicieux précepte : si c’est gratuit, c’est que c’est vous la marchandise ! (...)
Comment le journal fondé par Hubert Beuve-Méry peut-il accepter, après voir été croqué par des milliardaires, de monnayer de la sorte ses abonnés ? On remarquera, certes, que les grandes plateformes, Google aussi bien que Facebook, ont déjà mille manières, sans même recourir à ce système SWG, d’accumuler des données sur les lecteurs des journaux, y compris de ceux avec lesquels ils n’ont pas passé d’accord (Mediapart compris !). Il n’empêche : ce système d’abonnement sponsorisé est une illustration de plus de la situation d’extrême dépendance de la presse française à l’égard de ces oligopoles.
En ce début d’année 2021, les éditeurs français les plus influents de la presse nationale et régionale s’acoquinent donc avec Google et tombent dans ses filets commerciaux, sans qu’aucun débat n’agite les rédactions concernées sur les conséquences éditoriales et même éthiques que cela peut induire. Cela retient d’autant plus l’attention qu’à la même époque, d’autres pays prennent des dispositions beaucoup plus rigoureuses et contraignantes pour que la répartition des droits voisins soit transparente et équitable. C’est le cas au premier chef de l’Australie et, suivant son exemple, du Canada (...)
En ce début 2021, l’accord entre la presse IPG et Google déclenche donc la colère de nombreux autres acteurs du secteur. Mais l’affaire va aussi conduire l’Autorité de la concurrence à se saisir du dossier, et son intervention sera très lourde de conséquences. Quelques mois plus tôt, en août 2020, plusieurs syndicats professionnels, dont la presse IPG, ont déposé une plainte contre Google auprès de l’Autorité de la concurrence. En février 2021, plusieurs de ses syndicats retirent leur plainte, compte tenu des accords secrets qu’ils viennent de signer avec la multinationale. Mais d’autres organisations, non membres de l’Apig, comme le Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) ou l’AFP, ne se désistent pas. L’Autorité de la concurrence est donc amenée à se prononcer sur le sujet.
Le 12 juillet 2021, elle rend une première décision estimant que Google n’a pas respecté certaines injonctions qui lui ont été faites (...)
L’Autorité estime donc « qu’il y a lieu de prononcer une sanction de 500 millions d’euros ». (...)
Très vite, Google comprend donc qu’il doit tenir compte de cette sanction historique et propose à l’Apig d’amender l’accord initial du 21 janvier 2021, pour se conformer aux injonctions de l’Autorité de la concurrence, et notamment cesser d’amalgamer la rémunération des droits voisins aux financements liés à ses services commerciaux.
La décision énergique de l’Autorité de la concurrence a un autre impact : elle donne des ailes à tous ceux qui défendent l’idée selon laquelle la gestion des droits voisins doit impérativement être transparente, équitable et collective – c’est-à-dire tout le contraire de ce qu’elle a été jusqu’à présent. Annoncé en juin 2021 par le Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) et la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem), le projet de création d’un organisme de gestion collective, bientôt baptisé Société des droits voisins de la presse et présidé par l’ex-journaliste et député européen Jean-Marie Cavada, reçoit ainsi les mois suivants des soutiens de plus en plus nombreux. (...)
les financements très intéressés que les Gafam accordent à la presse française ne s’arrêtent pas là. On pourrait également citer les sommes considérables que la Fondation Bill et Melinda Gates (le fondateur de Microsoft) apportent au Monde, ou précisément à son supplément, Le Monde Afrique, dont le fonctionnement dépend intégralement de ces versements. (...)
Et il faut bien mesurer que ce type de partenariat n’est jamais neutre. Dans le cas présent, la Fondation Gates a fait savoir au Monde qu’elle entendait subventionner « un journalisme de solution », donnant de l’Afrique une image positive. En interne, ces financements, qui n’étaient donc pas désintéressés et qui incitaient à une forme de journalisme policé, ont souvent fait débat dans la rédaction.
En somme, la directive européenne puis sa transposition en droit français ont heureusement donné une base légale aux droits voisins de la presse. Et la décision de l’Autorité de la concurrence a par la suite mis le holà aux pratiques les plus abusives des plateformes américaines.
Mais beaucoup de journaux parmi les plus influents, à commencer par Le Monde ou encore Le Figaro, n’en ont pas moins décidé de renforcer leurs alliances pernicieuses avec les grandes plateformes américaines. Il coule pourtant de source que ce rôle majeur concédé à Google ou Facebook aura des incidences éditoriales proportionnelles et affectera nécessairement la liberté de la presse, en même temps que son pluralisme.
La presse prisonnière des algorithmes (...)
la première liberté de la presse de qualité, c’est l’autonomie de son agenda, dégagé des pressions des puissances politiques ou financières, mais tout autant des emballements des réseaux sociaux. Or, la part de plus en plus considérable des projets de fact checking a pour effet d’enfermer les journalistes qui sont enrôlés dans ces projets dans des bulles d’information ou de rumeurs, décidées par des algorithmes. En clair, dans ce système, les journalistes ne sont plus libres de leur agenda ; ils deviennent prisonniers de celui de ces algorithmes.
C’est dire que la grande presse, passée sous le contrôle d’une poignée de milliardaires, et maintenant sous l’influence majeure de quelques oligopoles américains, tourne chaque jour un peu plus le dos à ce qui devrait être pourtant son bien le plus précieux : l’indépendance.