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Le Pavé Brûlant
« Les pauvres sont cons » : violente altercation avec des bourgeois.es du magasin « Yvonne », symbole de la gentrification de Saint Michel à Bordeaux
Article mis en ligne le 27 septembre 2017

Nous avons récemment été contacté.e.s par des camarades, révolté.e.s par ce qu’ils et elles ont vécu et entendu en tombant jeudi 14 septembre sur la soirée d’inauguration du magasin « Yvonne », place Saint Michel à Bordeaux. (...)

cet événement est symptomatique de la violente transformation qu’est en train de subir le quartier Saint Michel, et dont sont victimes les classes populaires qui y vivent depuis des années

(...) Le magasin Yvonne, installé depuis quelques semaines au 2 rue Gaspard Philippe, sur la place Saint Michel, a eu droit récemment à un article publicitaire dans le journal Sud Ouest. Il y est présenté comme un lieu « chic et populaire », proposant sur plus de 200m2 des objets de décoration et d’accessoires, mais aussi un coin « cantine ». Deux des trois associé.e.s à l’origine de ce projet, ancien.ne.s publicitaires à Paris, proposent « une autre façon de faire du shopping, une façon plus incarnée, plus vivante » – un lifestore (« lieu de vie plein de sens où l’on s’étonne, on s’amuse, on découvre… Bref, dans lequel on vit ! » nous précise « Yvonne » sur sa page facebook (...)

Mais pour avoir le droit de vivre dans ce lieu, mieux vaut être doté d’un porte-monnaie bien garni. La quincaillerie proposée fait exploser les tarifs : petite table en plastique pour enfant à 220 euros, plaids en wax à 309 euros, slips en coton à 18 euros pièce (« Yvonne est culottée… Mais uniquement en Germaine des Prés ! »[1]), balai à chiotte en plastique à 28 euros… les smicard.e.s en mal de vivre ne manqueront pas de trembler en arpentant ce lifestore ! (...)

Sur les coups de 18H ce jeudi 14 septembre, les camarades qui passent devant le 2 rue Gaspard Philippe découvrent effarée.e.s une ambiance très high society, digne du cours de l’Intendance : fourrures, costards, veste forestière à la Fillon, bijoux clinquants, conversations distinguées laissant éclater des accents caricaturalement snobs (une des camarades présente nous a rapporté « qu’ils ressemblaient tous à Franz-Olivier Giesbert, même les femmes ! ») – c’est la soirée d’inauguration BCBG d’Yvonne. Choqué.e.s, les camarades ont transcrit de mémoire les échanges suivants immédiatement après avoir mis fin à leur expérience, et nous ont transmis leurs notes.

Devant le magasin, deux de ces spécimens vantent les mérites du quartier : « Ma chérie, quand est-ce que tu t’installes à Bordeaux ? Si tu viens, il faut absolument que tu achètes ici, c’est LE quartier en vogue, c’est pour cela qu’ils ont ouvert la boutique ici ! »

Toujours l’album souvenir. Quoi de plus délicieusement branché qu’une fourchette en plastique dans la poche à mouchoir d’un costard ?

Les camarades décident d’entrer dans le magasin pour visiter. Ils et elles n’ont pas fait 5m qu’illes captent, et interviennent dans une conversation entre un des gérant.e.s du lieu et des client.e.s :

Une cliente : Pourquoi avoir choisi ce nom, Yvonne ?

Le gérant : Eh bien figure toi que depuis longtemps, j’adore ce prénom, parce qu’on peut le prononcer à la fois de façon très chic, et en même temps de façon très populaire. [démonstration difficilement retranscriptible de la prononciation caricaturale de « chic » puis « populaire »] (...)

Le gérant, à une autre cliente : Je trouve que ça [le magasin, ndlr] correspond exactement à l’esprit du quartier…

Camarade 1, qui s’invite dans la conversation : Non, ben non, en fait, ça correspond pas à l’esprit du quartier…

Une cliente : ce qu’il devient…

Camarade 1 : Ce qu’il devient, malheureusement, voilà, et ce qui fait que les gens ne peuvent plus se loger.

Le gérant : mais je n’y suis pour rien moi madame…

Camarade 1 : ben si.

Le gérant : Ben non, et si vous venez ici pour nous créer des ennuis, j’appelle la police immédiatement.

Camarade 1 : ben on peut discuter, non ? vous inaugurez, vous présentez, moi j’habite dans le quartier depuis 20 ans, j’ai le droit de vous dire ce que j’en pense ?

Le gérant, s’adressant à son collègue : Olivier…

Camarade 1, terminant ironiquement la phrase du gérant, sans y croire : « … appelle la police ! »

Le gérant : Olivier, tu peux appeler la police s’il te plait ?

[Brouhaha de protestation du groupe]

Camarade 1 : et ça vous trouvez que ça correspond à l’image du quartier ? ça, appeler les flics juste parce qu’on discute ?

Le gérant : vous ne discutez pas, vous m’agressez…

Camarade 2 : vous appelez les flics juste parce qu’on n’est pas d’accord avec votre magasin, vous rigolez ou quoi ?

Le gérant : non mais madame, un magasin ce n’est pas fait pour être d’accord ou ne pas être d’accord, on y vient ou on n’y vient pas.

Camarade 2 : Eh ben voilà, c’est ça, vous êtes bien entre vous, et vous voulez rester entre vous, c’est tout ce que vous voulez. Appelez-les, les flics !

Camarade 1 : On partira pas [du quartier, ndlr] ! Vous partirez avant nous !

Une cliente, riant avec mépris et faisant trainer ses voyelles de façon snob : Mon dieu, mais c’est la bande à Caliméro !

Les camarades préfèrent sortir avant que la situation ne s’envenime. C’est alors qu’un client, puis le propriétaire de l’immeuble viennent les voir.

Le client (morceaux choisis) : « Nous ça fait des années qu’on vit au milieu des kebabs, 60 mètres avec uniquement des kebabs, qui vendent leurs sandwichs mauvais à 6 euros, c’est insupportable ! Je préfère ici, c’est très bien de pouvoir profiter de bonnes nourritures, bio. Les choses évoluent, c’est bien le mouvement. »

« Je ne comprends pas que vous soyez en colère, si les gens qui sont là ce soir peuvent s’acheter des choses dans ce magasin, c’est qu’ils TRAVAILLENT » [les smicard.e.s apprécieront…]

Puis c’est au tour du propriétaire (« de TOUT l’immeuble », répétera-t-il avec fierté) de venir donner sa vision des choses.

Le propriétaire : « c’est vous qui êtes contre la dégentrification [sic] ? Vous savez, quand vous dites que les loyers augmentent à Saint Michel, c’est faux : moi je suis propriétaire de tout l’immeuble, et je loue des appartements à 10 euros le mètre carré, à tel point que l’autre jour, mes locataires sont venus me trouver pour me dire que je ne pouvais pas continuer à leur louer si peu cher, ils voulaient que j’augmente leur loyer de 100 euros ! »

« Avant Yvonne, c’est un africain qui avait ce fonds de commerce, à côté il y avait un arabe qui avait une boucherie halal, ils sont partis parce qu’ils avaient envie de bouger, c’est donc eux les responsables de la transformation du quartier, pas Yvonne ! » [Pour notre part, nous savons, pour en avoir à l’époque discuté avec le gérant du magasin Teranga, qu’il était en liquidation judiciaire. Pour ce qui est de « l’envie de bouger », nous repasserons…]

« Les classes, les classes ! je n’ai pas entendu ça depuis 20 ans ! Votre discours est totalement dépassé, les classes sociales n’existent plus ! »

« Vous avez une vision caricaturale des riches, ce n’est pas juste putes, coke et fric ; moi qui viens d’un milieu populaire, j’ai toujours été fasciné par les riches, je voulais acheter les mêmes tableaux qu’eux ; j’en avais marre de faire des boulots de merde, de fréquenter tous ces pauvres qui ne font rien de leur journée et qui vont se pochtronner au bar ; alors j’ai bossé, j’ai acheté, petit à petit je suis devenu propriétaire, j’ai quitté ce monde. »

« C’est très bien de devenir riche ; vous savez, les pauvres sont cons – oui monsieur, les pauvres sont cons dans leur grande majorité, et les riches le sont beaucoup moins. Et ils ont une utilité, les riches : permettre aux pauvres qui le veulent, par la force de leur travail, de sortir de leur monde, et de devenir riches [À appui de sa démonstration, il fait le geste de ramasser quelque chose au sol et de l’attirer vers le haut]. » (...)

cette altercation a permis d’offrir un condensé presque chimiquement pur de l’attitude grande bourgeoise, faite de condescendance, de mépris de classe, d’un sexisme et d’un racisme mielleux, d’un fond particulièrement vulgaire enrobé dans une forme distinguée. Qu’il soit aujourd’hui possible, dans l’un des derniers quartiers (encore) populaires de Bordeaux centre, de tomber sur de pareils énergumènes, montre bien que le processus de gentrification de Saint Michel est entré dans une phase critique. (...)

Ceux et celles qui fréquentent ou habitent le quartier Saint Michel n’auront pas de mal à reconnaître que celui-ci a subi une profonde transformation. Pour s’en apercevoir il n’est pas forcément nécessaire de l’avoir arpenté depuis trop longtemps, tant le processus s’est accéléré ces dernières années. (...)

Le revenu médian est donc à Versailles 10 000 euros au-dessus de la médiane nationale, et 2 fois plus élevé que celui de Saint Michel.

Ayant ces chiffres en tête, nous allons maintenant faire une découverte hallucinante : les prix de vente au mètre carré peuvent être aujourd’hui PLUS ÉLEVÉS à Saint Michel qu’à Versailles ! Vous avez bien lu. (...)

A qui donc s’adressent ces logements ? Certainement pas aux habitants de St Michel. Cette envolée des prix est particulièrement indécente dans un quartier classé prioritaire et où le taux de pauvreté est estimé à 34.7% (...)

Si l’accession à la propriété est devenue inabordable depuis quelques années pour les foyers modestes ou les classes moyennes, qu’en est-il des logements sociaux ? On peut observer que des familles habitant à Saint Michel depuis des années, dont les enfants sont scolarisé.e.s dans le secteur, dont les parents travaillent dans le quartier, et qui sont en attente de logements sociaux depuis des années, sont comme par hasard toutes relogées en dehors de bordeaux ces derniers mois, et leur appartement de Saint Michel sont dès lors libres … (...)

e qu’on observe ici, comme dans tous les quartiers populaires des grandes villes occidentales, c’est une véritable chasse aux pauvres, organisée par les pouvoirs publics et leurs allié.e.s, les classes sociales dominantes. De plus, la gentrification n’est pas uniquement le fruit d’une volonté politique, même si l’élite s’en réjouit : ce processus est inhérent à une gestion capitaliste du système, où le promoteur s’engraisse sur le foncier, où l’entreprise déborde de chantiers de rénovation et où le propriétaire augmente son loyer chaque année. Comme l’écrit la géographe Anne Clerval, « La ville est un stabilisateur du capitalisme mondial. Lutter contre le processus de gentrification suppose de remettre en cause le capitalisme. »[4] N’en déplaise aux politicien.ne.s du PS, la gentrification ne dépend donc pas uniquement d’un programme politique, mais s’insère bel et bien dans une dynamique ultra libérale.

L’ouverture d’Yvonne est donc ici un symbole de cette gentrification (...)

Face à cette offensive qui ne dit pas son nom, il faut d’ores et déjà s’opposer publiquement aux gentrifieurs, leur signifier qu’ils et elles ne sont pas les bienvenu.e.s – il est temps de réagir et de nous réapproprier le quartier.