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Les ressorts cachés de notre dépendance à la surconsommation
Article mis en ligne le 8 février 2022
dernière modification le 7 février 2022

Du gobelet au smartphone, ces objets se sont imposés à nous et façonnent notre quotidien. Dans « Le consumérisme à travers ses objets », la chercheuse Jeanne Guien analyse ces achats anodins, mais déterminés par les industries. Et avance des pistes contre ce vice polluant.

Gobelet jetable, mouchoir en papier, smartphone, déodorant, vitrine... Ils sont omniprésents. Il n’y a pourtant pas si longtemps, nous faisions sans eux. Comment ? C’est l’exercice auquel se prête l’historienne Jeanne Guien dans Le consumérisme à travers ses objets (Divergences). Retraçant l’histoire de ces cinq objets emblématiques de la modernité occidentale, l’autrice met à nu les fondements de notre société consumériste, « dans laquelle acheter est une norme comportementale (une habitude du quotidien) mais aussi morale (quelque chose de valorisant) ». Bien qu’on tende à « les faire passer pour des choses sans passé, sans histoire, sans effets sociaux », ces objets — et bien d’autres — structurent notre monde, nos comportements, nos perceptions. On s’en sert comme des instruments, mais ils nous transforment en maillon de l’engrenage productiviste.

Ces objets ont inscrit au cœur du quotidien, au plus près de l’intimité, les nouvelles valeurs et manières d’être de la société capitaliste. À lire Jeanne Guien, on se rend compte à quel point des objets que l’on croyait banals ont historiquement été des agents actifs dans la promotion de l’idéologie libérale. Celle-ci repose en grande partie sur l’atomisation de la société, réduite à des individus. Or la plupart des objets qu’étudie la chercheuse favorise le repli sur soi. (...)

Selon l’autrice, il faut donc envisager les objets jetables, tels les gobelets et les mouchoirs, comme un « dispositif d’individualisation de pratiques et de compartimentation sociale » évitant le mélange des classes, des races et des genres. Cette angoisse de la contagion — sanitaire comme sociale — affecte jusqu’aux corps, rendus dégoûtants par les campagnes publicitaires : c’est tout l’enjeu du déodorant, et encore plus celui en spray, qui « éloigne le sujet des manifestations honteuses de son propre corps ». À l’inverse, la jetabilité de ces objets encourage la mobilité individuelle, valeur fondamentale dans une société qui se rêve toujours active (...)

Les oubliés du spectacle

Pour autant, individualiser la société ne signifie pas détruire toute communauté. Le consumérisme prône au contraire la création de nouvelles sociabilités, fondées sur le plaisir de l’achat. Les vitrines des grands magasins, notamment parisiens, jouèrent un grand rôle dans cette transformation d’un geste commercial en pratique de loisir. « Dispositif éclairé et orientant le regard, stratégiquement placé dans un lieu de loisir, la vitrine transformait la marchandise en un spectacle apparemment libre et gratuit » ; et le flâneur en acheteur potentiel. (...)

Cette mise en scène ostentatoire de l’achat trouve aujourd’hui ses prolongements dans les Apple Store et autres enseignes de smartphones. Ces industriels ont repris les recettes des grands magasins, en faisant de la sortie de chaque nouveau produit un événement historique à ne louper sous aucun prétexte. De sorte que les happy few conviés à ces manifestations ont le sentiment d’appartenir à l’avant-garde de la sociétés. (...)

Cependant, pour que le spectacle continue, il faut des gens de l’ombre. Le cocon douillet et personnalisé que prétendent offrir les avatars du consumérisme a pour revers des coûts sociaux et environnementaux très élevés. (...)

Pour faire de la marchandise un spectacle, cachez ces travailleurs que nous ne voulons voir.

Cette invisibilisation se perpétue dans le traitement des produits jetables. Qu’importe qu’ils soient recyclables ou non, prévient l’autrice ; c’est leur jetabilité qui pose problème, car elle repose sur un « utopisme du déchet », c’est-à-dire « croire (ou faire croire) que mettre quelque chose dans une poubelle la fait disparaître ou la neutralise ». Comme par magie. Or, la magie n’existe que pour ceux qui ne veulent pas voir révélés les secrets des magiciens. (...)

ces secrets impliquent des cas d’esclavage en République démocratique du Congo, le recours au travail forcé des Ouïghours en Chine, une exploitation minière insoutenable du cobalt et du lithium ou encore des milliers de tonnes de déchets électroniques dont on ne sait que faire.

La pub, une machine à formater (...)

Comme le démontre ce livre, la publicité a largement façonné et continue de façonner notre monde. C’est particulièrement le cas des mouchoirs en papier. (...)

Mobilisation collective

Individuellement, nous sommes impuissants face à cela : nos comportements ont été trop longuement exposés aux imaginaires publicitaires, conclut l’autrice. Les dernières pages du livre n’ont pas de mots assez durs pour critiquer l’inefficacité des mobilisations de la société civile, le plus souvent fondées sur l’appel au boycott. Or, souligne Jeanne Guien, le boycott est lui-même le fruit de l’idéologie consumériste, puisqu’il repose sur la croyance que des choix individuels suffisent à chambouler la machine économique. De telle sorte que « la promotion du boycott repose souvent sur une conception libérale de la société et aboutit simplement à des pratiques de privilégiés ».

De même, les appels à devenir un « consom’acteur » et à changer ses pratiques personnelles en achetant tel ou tel label mènent à une impasse. Ils sont un nouvel argument commercial. Il en va de même pour les objets qu’analyse la chercheuse, à l’instar des mouchoirs jetables dits « écologiques ». Un tel label sert de caution à une industrie polluante, dont « les experts en écologie [comme les grandes ONG internationales] viennent valider un mode de consommation, pourtant en lui-même bien peu écologique ».

Jeanne Guien estime que seule l’union des forces permettra d’arrêter la machinerie économique et de s’en réapproprier la production. Toutefois, l’essayiste valorise plus l’entretien et le soin que la production de nouveaux objets.

« Ce sont les travailleurs du déchet et les travailleuses domestiques qui doivent être mis au centre de la réorganisation de la consommation. » Comment parviendra-t-on à cette réorganisation ? La chercheuse ne se risque pas plus avant dans ces considérations. Sans doute considère-t-elle elle aussi que seule la diversité des tactiques — parmi lesquelles figure le boycott, réinscrit dans un faisceau d’actions plus large — aura raison de la machine économique. Mais, parmi elles, on trouve aussi un exemple étonnant, pourtant décrié après chaque manifestation : les bris de vitrines. Outre leur aspect symbolique, Jeanne Guien note leur efficacité pratique. Fin 2018, les ventes de Noël n’eurent pas lieu. En cause : les manifestations parisiennes des Gilets jaunes et leur cortège de vitrines brisées. (...)

Sur le site de l’éditeur :

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Le consumérisme à travers ses objets - Jeanne Guien

JEANNE GUIEN, ancienne élève de l’École normale supérieure, est docteure en philosophie et agrégée. En 2019, elle a soutenu une thèse à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne consacrée à la notion d’obsolescence, étudiant l’histoire des débats autour de la durée de vie des moyens de production et des biens de consommation. Membre du CETCOPRA et du LISRA, co-organisatrice du séminaire Deuxième vie des objets (Mines, EHESS), elle conduit également des expériences de recherche-action concernant les biffins (récupérateurs de rue en Ile-de-France), le freeganisme (récupération alimentaire), la collecte municipale des déchets et l’antipub. Elle anime également une émission radio et un blog sur médiapart afin de médiatiser certains enjeux sociaux et politiques liés au déchet : condition de travail des éboueurs et des biffins, politiques d’ « économie circulaire », injustices environnementales en France, répartition inégale de l’étiquette « écologiste » dans les luttes et les mouvements sociaux.