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« Les services sociaux risquent de se bunkériser »
Article mis en ligne le 6 février 2017

Keltoum Brahna et Muriel Bombardi sont assistantes sociales (AS) en Seine-Saint-Denis et syndiquées à SUD Santé sociaux/CT. Ce métier, elles l’ont choisi et le défendent depuis des années contre son dévoiement par le management et la politique du chiffre. Visite dans les coulisses du travail social, où s’affrontent – comme ailleurs – travailleurs de base et managers cyniques.

En 2011, vous avez participé à un mouvement de boycott des statistiques dans les services sociaux de Seine-Saint-Denis. Quel en était le but ?
Muriel : Au début, c’était juste un moyen pour faire aboutir des revendications classiques. C’est seulement par la suite que l’on a commencé à s’interroger sur le rôle des statistiques.
Keltoum : Jusqu’en 2011, on rendait une fois par an des grilles par nom et par dossier. Ces statistiques recensaient le nombre de personnes rencontrées, leur situation familiale, leurs caractéristiques socioprofessionnelles et les difficultés qu’elles rencontraient (on cochait diverses « problématiques »). On recensait aussi ce que l’on faisait (les « interventions »). En 2010, la direction a rajouté des statistiques, appelées « enquête population ». Ça a déclenché une grosse interrogation de notre part : il y a un truc là-dessous, c’est quoi encore ces chiffres, ces items et cette enquête ? À quoi ça va servir ?
M : Et puis il y avait des questions qui ont beaucoup gêné les collègues : « Est-ce que l’un des membres du ménage travaille au Conseil départemental (CD) ? » C’est ainsi qu’a commencé notre questionnement sur les statistiques, le fichage et l’informatisation.

Comment la lutte s’est-elle déroulée ?

K : Il y a eu des assemblées générales organisées sur le temps syndical. On pouvait y partager nos constats et discuter de la manière de faire face aux consignes, dans un contexte de pénurie de moyens. Comment fait-on par exemple quand on reçoit tous les jours des familles avec enfants qui se retrouvent à la rue ? (...)

Le nouveau management public est arrivé en 2008, avec l’arrivée du PS et de Bartolone. Si le département était resté PCF, cela aurait été sans doute la même chose, mais peut-être moins rapidement. Car c’était dans la logique de la révision générale des politiques publiques. À cette époque, on avait commencé à faire des AG pour discuter entre nous de ce que l’on vivait sur le terrain. Elles nous ont permis de voir que l’on rencontrait les mêmes difficultés. Au moment où nos managers allaient faire leur grand-messe annuelle et, sur la base de leurs chiffres, nous expliquer que les personnes se présentent majoritairement pour une aide alimentaire alors qu’on pensait que c’était pour l’hébergement, nous avions justement une AG et on s’est dit qu’il fallait faire quelque chose. On a décidé de lire à plusieurs une lettre envoyée quelques mois auparavant à la direction, dans laquelle on faisait un état des lieux et des propositions, de déployer une banderole « Aujourd’hui 21 septembre 2010, enterrement du service social », et de créer des affiches avec des slogans comme « Familles à la rue, assistantes sociales toutes nues » (...)

Le management a fait apparaître une nouvelle notion ; celle de résultats. Dans un autre service, on nous a dit que ce que regardaient les élus, c’était les résultats : combien de personnes ont retrouvé un boulot. Des postes de chargés d’étude et de gestion ont donc été créés pour traduire le travail en chiffres et le faire entrer dans des tableaux numériques. (...)

Un autre effet immédiat du management, c’est le « fractionnement de l’aide ». Kézako ?
K : Dans les services sociaux de Seine-Saint-Denis, cela consiste à diviser l’équipe en deux pôles, l’un pour l’accueil des personnes et l’autre pour leur accompagnement. Or, dans le métier que l’on fait, que ce soit celui d’AS ou de secrétaire, on est tous chargés de l’accueil et quelque part aussi de l’accompagnement. Les managers ont pensé que ce serait bien de fractionner les équipes pour faire en sorte que le pôle accueil, chargé d’orienter les personnes qui arrivent pour la première fois, s’arrête à la première demande des gens. Quand tu écoutes quelqu’un, il va te dire : voilà, je viens pour ça. Mais selon la manière dont s’est passée cette première discussion, la personne va se permettre ou pas d’aborder d’autres problèmes. Dans la formation d’AS, on appelle cela la demande explicite et les demandes implicites ou déguisées, et on est censé permettre les deux. Mais avec la division en deux pôles, c’est impossible parce qu’on demande aux AS à l’accueil de s’en tenir à la première demande explicite des personnes, qui parfois ne formuleront plus leurs demandes implicites parce qu’un RDV ne leur sera pas forcément fixé avec une AS du pôle accompagnement. Bref, le pôle accueil joue le rôle de tamis par rapport aux demandes des gens.
M : Ce système d’accueil où, en gros, tu viens pour un problème précis et on te répond, et si tu reviens pour un autre problème, tu es reçu par une autre collègue, ne personnalise pas la relation. En fait, c’est une manière de se débarrasser des gens, de les décourager de faire valoir leurs droits. (...)