
Quand la promotion de la liberté individuelle permet de dégrader les conditions de travail et de rémunération collectives.
Par François-Xavier Devetter, économiste à l’université de Lille 1 et co-auteur de "Du balai. Essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité."
Il n’est pas rare que des politiques conservatrices s’appuient sur des vocables progressistes. La liberté individuelle est ainsi régulièrement convoquée pour justifier les pires comportements prédateurs, dominateurs, pollueurs, etc.
La question de la liberté individuelle au travail peut parfois emprunter cette voie. Pensons à la liberté de travailler plus pour gagner plus, à celle de travailler plus longtemps (face à « l’obligation » de partir en retraite) ou encore à celle d’auto-entreprendre (si tu n’as pas d’emploi, crée-le !). Pensons aussi à la pratique du temps choisi annualisé promu comme modèle par les entreprises de services à la personne ou encore à la liberté accordée par le récent Accord national interprofessionnel (ANI) aux « partenaires » sociaux de contourner allègrement le droit du travail… Bref, voilà vingt ans que le choix individuel est mis en avant pour casser la rigidité du code du travail. (...)
La mise en avant de la liberté dans le monde du travail emprunte trois voies complémentaires… pavées évidemment de bonnes intentions : la promotion du libre choix, la sacralisation de l’autonomie et enfin la reconnaissance des mérites individuels. (...)
Le contrat de travail a alors acquis sa spécificité en apportant des garanties en échange d’une subordination limitée. C’est bien la reconnaissance de l’existence de ce lien qui donne sa spécificité au rapport salarial et permet de construire des protections pour les travailleurs/ses.
Cette histoire nous rappelle ainsi que la liberté individuelle n’a de sens que dans un contexte faiblement inégalitaire. (...)
Pour prendre des exemples contemporains, peut-on parler de liberté individuelle à propos des travailleurs/ses non qualifié·e·s « choisissant » un temps très partiel ou au contraire « arbitrant en faveur » d’horaires hallucinants pour atteindre péniblement un salaire à peine supérieur au seuil de pauvreté ? Et que dire de la liberté des « travailleurs/ses du sexe » choisissant volontairement la vente de leur corps quand l’immense majorité des prostituées appartient aux marges de la société (immigrées illégales notamment) ?
Mais ces dysfonctionnements du choix individuel ne se limitent pas aux situations d’extrêmes inégalités. (...)
Les mécanismes de paiement au mérite, de primes individuelles, de gestion personnalisée des carrières se sont largement diffusés. Cette tendance conduit alors à une mise en concurrence des salarié·e·s qui peut aller de la reconnaissance des meilleurs à la stigmatisation des « moins bons »… Loin de se limiter au secteur privé, ce mode de gestion des ressources humaines tend à se diffuser dans le public sous la pression d’un « new public management » avide de mesure de la performance la plus individuelle possible
Plus fondamentalement, l’évaluation individuelle s’inscrit dans une logique de spécialisation et de division du travail pernicieuse. (...)
ce fonctionnement renforce sensiblement les inégalités et maintient une pression sur les salarié·e·s qui alimente la souffrance au travail. Celle-ci est d’ailleurs d’autant plus grande que la défense de la dimension individuelle du travail peut conduire à un isolement plus marqué des salarié·e·s dont l’autonomie n’est pas toujours accompagnée des ressources suffisantes.
Enfin le principe même de l’évaluation individuelle remet en cause le collectif de travail et nie la nature sociale du rapport salarial. (...)
L’atténuation apparente de la subordination débouche non seulement sur des formes « d’auto-contrôles » parfois très violents et sur une une réduction des protections associées à la relation hiérarchique (2). L’égalité des chances au départ est convoquée, au moins d’un point de vue rhétorique, pour mieux justifier l’inégalité des conditions à l’arrivée.. (...)