
Le Premier ministre a annoncé l’expulsion des habitants illégaux de la Zad à compter du 1er avril. Mais cette expulsion n’est pas possible sans procédure contradictoire et décision de justice, soulignent plusieurs avocates et avocats. Elles et ils ont adressé une lettre officielle au Premier ministre lui rappelant qu’il doit respecter la loi. La voici.
Monsieur le Premier Ministre,
Le 17 janvier 2018, vous avez annoncé l’abandon du projet de nouvel aéroport du Grand-Ouest à Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique). Par la même occasion, vous avez annoncé l’engagement de votre gouvernement à « rétablir rapidement l’État de droit sur la zone » et à mettre « fin à la zone de non-droit qui prospère depuis dix ans » en précisant que « les occupants illégaux de ces terres devront partir d’eux-mêmes d’ici le printemps prochain ou en seront expulsés ».
Le 22 février 2018, votre gouvernement s’est également prévalu du rétablissement de « l’État de droit » pour expulser les habitants de la forêt du Bois Lejuc (Mandres-en-Barois, Meuse), opposants au projet d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure (Meuse). Or, des procédures étaient toujours en cours, tandis que des ordonnances auraient été rendues au mépris des droits de la défense, au premier desquels celui d’être informé, convoqué devant une juridiction, et entendu par celle-ci.
Cet exemple de Bure fait craindre aux habitants de Notre-Dame-des-Landes qu’ils ne soient eux aussi expulsés au mépris du droit que vous prétendez rétablir arguant d’un retour nécessaire à « l’ordre républicain », construction politique dépourvue de toute définition juridique.
Le 8 mars 2018, madame Nicole Klein, préfète de la région Pays de la Loire, a indiqué à la presse que les occupants de Notre-Dame-des-Landes « qui n’ont aucune raison d’être là » et « qui refusent de s’inscrire dans l’État de droit » seront expulsés au 31 mars 2018.
« Votre gouvernement ne peut feindre d’ignorer le cadre légal de l’intervention qu’il projette »
C’est dans ce contexte que des habitants de la Zad de Notre-Dame-des-Landes nous ont sollicités, en notre qualité d’avocats, pour les éclairer sur le cadre juridique dans lequel vous souhaitez procéder à leur expulsion.
En l’état des éléments du dossier à notre disposition, c’est-à-dire essentiellement vos déclarations publiques, dès lors que les habitants n’ont reçu aucun ordre d’expulsion prononcé par une juridiction à l’issue d’une procédure publique et contradictoire, la Zad de Notre-Dame-des-Landes ne nous paraît pas expulsable. (...)
Votre gouvernement ne peut feindre d’ignorer le cadre légal de l’intervention qu’il projette, alors même que celui-ci lui a été expressément rappelé par le Parlement dans un rapport déposé à l’Assemblée nationale le 21 mai 2015 fait au nom de la Commission d’enquête « chargée d’établir un état des lieux et de faire des propositions en matière de missions et de modalités du maintien de l’ordre républicain, dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens » au lendemain de l’évacuation de la Zad de Sivens (Tarn) au cours de laquelle Rémi Fraisse a été tué.(...)
Il ressort de ce rapport parlementaire que l’installation d’une Zad ne constitue pas en elle-même un trouble à l’ordre public, les parcelles occupées appartenant au domaine privé de l’État et du département. Le gouvernement n’a d’ailleurs jamais argué de l’existence d’un tel trouble pour justifier les expulsions lorsqu’il a annoncé, à la mi-janvier, l’abandon du projet d’aéroport. Vous avez donc fait le choix de respecter la trêve hivernale, confirmant par là même qu’il n’existait pas de trouble à l’ordre public il y a deux mois ; celui-ci ne sera ainsi pas plus constitué au 1er avril prochain.
« L’expulsion d’un lieu habité en dehors de toute décision de justice est dès lors constitutive d’une voie de fait » (...)
Par ailleurs, l’éventuelle commission d’un délit par les occupants, fût-il flagrant, ne saurait non plus justifier leur évacuation. Il a ainsi été expressément jugé que l’intervention des services de police aux fins de constater l’existence d’une infraction pénale ne permet pas de procéder à l’expulsion des habitants sans décision judiciaire [3].
Toute opération illicite d’expulsion est donc non seulement constitutive, de la part de l’État, d’une voie de fait mais également d’un trouble manifestement illicite susceptible de causer un préjudice dont l’occupant est fondé à demander la réparation.
Une telle action constitue de plus un délit, l’article 226-4-2 du Code pénal sanctionnant d’une peine de trois années d’emprisonnement et de 30.000 euros d’amende le fait de forcer un tiers à quitter le lieu qu’il habite à l’aide de manœuvres, menaces, voies de fait ou contraintes et sans avoir respecté les dispositions du Code des procédures civiles d’exécution.
En l’espèce, ni l’État ni le département ne peuvent se prévaloir d’ordonnances d’expulsion régulièrement notifiées et exécutoires pour la grande majorité des lieux occupés sur les parcelles de la Zad.
Les 94 habitats recensés par la préfecture constituent le domicile de quelques centaines de personnes.
Il doit être souligné que le gouvernement ne saurait se retrancher derrière le caractère précaire de certaines habitations pour prétendre n’avoir besoin d’aucun titre exécutoire pour procéder à leur expulsion, dès lors qu’il est constant que, par le passé et notamment avant l’opération « César », certains des habitats autoconstruits avaient fait l’objet de procédures nominatives d’expulsion.
À cet égard, si ces habitations sont de matériaux de construction divers, aucune ne saurait être qualifiée de précaire, que ce soit des maisons anciennes ou des habitats autoconstruits, elles constituent le domicile et la base de projets de vie, d’activités agricoles, artisanales ou encore culturelles.
Il ne s’agit pas d’une décision de « clémence » politique, mais bien de la plus stricte application de nombreuses décisions de justice (...)
les habitants qui nous ont mandatés n’ont reçu notification d’aucune décision de justice.
À moins que des ordonnances aient été délibérément rendues « sur requête », c’est-à-dire au moyen d’une procédure non contradictoire et non publique, menée sans convocation des principaux intéressés à l’audience et alors même que nombre d’entre eux avaient fait connaître leur identité auprès d’AGO-Vinci, alors maître d’œuvre du projet d’aéroport, mais également auprès de la préfecture.
Malgré de nombreuses demandes à la préfecture et aux greffes des Tribunaux, et au mépris des règles de procédures, aucune de ces éventuelles décisions n’a été portée à la connaissance des habitants de la zone, et ce alors que les huissiers de justice n’ont jamais été empêchés de se rendre sur la Zad et que la majorité des lieux de vie sont dotés de boîtes aux lettres visibles…
La plus grande attention sera apportée à ce qu’aucun de ces habitants ne puisse se voir opposer une décision issue d’une procédure à laquelle il n’aurait pu prendre part, et qui le cas échéant constituerait un détournement de procédure constitutif d’une voie de fait.(...)
Enfin, contrairement à ce que prétend le gouvernement, et à défaut d’avoir fait l’objet d’une signification nominative d’un commandement de quitter les lieux, les habitations ne sauraient légalement faire l’objet d’une expulsion au lendemain de la trêve hivernale, soit le 1er avril 2018, et bénéficieront au contraire du délai de deux mois prévu par l’article L. 412-1 du Code de procédures civiles d’expulsion (...)
« Aussi avons-nous l’honneur de vous demander instamment d’annoncer publiquement les fondements juridiques dont vous entendez vous prévaloir pour procéder aux expulsions sur la Zad »
À compter de la signification de ces commandements nominatifs, sans lesquels aucune expulsion ne saurait être légalement ordonnée, les habitants disposeront d’un nouveau recours devant le juge de l’exécution pour solliciter l’octroi de délais supplémentaires.
Et ce recours est d’autant plus fondamental que les rares ordonnances d’expulsion rendues au cours des dernières années et notifiées à leurs destinataires étaient motivées par l’urgence qui présidait au démarrage des travaux. Le projet d’aéroport ayant été abandonné, les fondements en droit, en fait et en opportunité de ces décisions devront à nouveau être débattus et appréciés à l’aune de la situation nouvelle.
Puisqu’il ressort du développement précédent qu’il ne peut y avoir expulsion qu’en vertu d’une décision de justice et après signification d’un commandement d’avoir à libérer les lieux, nous sollicitons par la présente la production et la notification aux intéressés de chacun des titres exécutoires pris à l’encontre des habitants de Notre-Dame-Des-Landes. (...)
Il résulte de ce qui précède que, votre gouvernement annonce l’intervention imminente des forces de l’ordre sous couvert du « retour à l’ordre » et à « l’État de droit », mais se garde bien de prouver la réunion des conditions légalement exigées en pareil cas.
Une mobilisation des forces de l’ordre autour de la Zad de Notre-Dame-des-Landes à compter du 31 mars 2018 et la militarisation d’une campagne aujourd’hui paisible, n’auraient dès lors que pour objet la recherche d’un affrontement physique avec les occupants et de créer un trouble à l’ordre public étant rappelé que si une expulsion devait s’en suivre, celle-ci serait illégale, constitutive d’une voie de fait et d’un délit pénal.
Le « rétablissement de l’État de droit » ou de « l’ordre républicain », selon vos termes, ne saurait passer par un mépris affiché du droit d’accès à la justice et à ses décisions pourtant rendues, selon la formule consacrée, au nom du peuple français.
La menace d’expulsion brandie par le gouvernement souffre d’un cruel manque de fondement légal. (...)