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Rue89/Nouvel Observateur
Michel Bauwens : « Quand survient le chaos, il faut déjà avoir les solutions »
Article mis en ligne le 20 avril 2015
dernière modification le 8 avril 2015

Pour Michel Bauwens, l’avenir est dans le pair-à-pair, qui permet aux gens de s’organiser en réseau pour créer des communs. Il y voit le germe d’une réforme de l’économie, de la société et même de la spiritualité.

Michel Bauwens est belge, vit en Thaïlande et parcourt le monde entier à la rencontre de gens qui essaient de faire les choses autrement. A travers des films, des livres et des conférences, il appelle à faire du pair-à-pair le « socialisme du XXIe siècle ». Dans cette pratique de l’échange d’informations dans des réseaux organisés de contributeurs égaux, il voit le germe d’une réforme profonde de l’économie, de la société et même de la spiritualité.

Pour ce faire, il a créé la P2P Foundation, dont le but est non seulement de promouvoir cette réforme, mais de tisser des liens entre ceux qui, déjà, mettent en œuvre de telles initiatives à des niveaux souvent locaux. Il s’est peu à peu imposé comme un des penseurs contemporains les plus intéressants et les plus influents.

Les éditions Les Liens qui libèrent publient un livre d’entretiens – « Sauver le monde » (mars 2015) – où Bauwens rassemble les idées qu’il a travaillées et tenté de diffuser ces dernières années. Nous avons profité de sa venue à Paris pour le rencontrer. (...)

En 2001, il y a eu l’éclatement de la bulle internet. Dans la presse, on disait qu’il n’y avait plus d’argent, et qu’Internet, c’était fini. Or, c’est exactement le contraire qui s’est passé. Non seulement tout a continué, mais s’est accéléré. Ça a été la découverte qu’on n’avait plus besoin du capital, en tout cas du capital centralisé qu’on connaissait jusque-là. S’est révélée la capacité de contourner les institutions, de se mettre en réseau.

C’est un retournement dans l’histoire humaine. Jusqu’à présent, les gros mangeaient toujours les petits, mais la mise en réseau rend les petits plus grands que les grands. C’est pour ça que Wikipédia peut battre Britannica, et que Linux peut battre Microsoft. Une agrégation en réseau organisé peut l’emporter sur des institutions puissantes.

Toutes ces étapes m’ont amené à penser qu’il fallait que ça change et que je devais prendre part à ce changement. J’ai donc pris deux années sabbatiques. Je suis parti vivre en Thaïlande et j’ai lu pendant deux ans.

Qu’avez-vous lu ?

J’ai beaucoup lu en particulier sur les processus de transition : la fin de l’Empire romain, la fin du féodalisme. Et je continue. (...)

Tout ça émerge mais ne fait pas encore système. Et tout ceci se lie avec une évolution du contrat social. Les pauvres, avec Cluny, imposent des chartes sociales dans tout le sud de la France. Moore prétend que c’est cela qui a créé les conditions institutionnelles de cette révolution médiévale. De fait, dans les trois siècles qui suivent, on assiste à un doublement de la population européenne, à la reconstruction des villes, des routes, tout ce qui avait été perdu à la chute de l’Empire romain.

Aujourd’hui, à mon sens, on en est là. Il y a plein de modèles distribués et en réseau qui émergent, des ponts se créent. Ça ne fait pas encore écosystème mais on aperçoit quelque chose. (...)

Et on voit cela dans d’autres endroits du monde : Solidarity NYC à New York, EnCommuns.org à Lille, la Faircoop à Barcelone. Il y a trois ans, aucun de ces projets n’existait, il n’y avait que des initiatives isolées. Aujourd’hui, des gens essaient de construire l’écosystème global.

Mais qu’ont-ils en commun, ces gens ?

Ce qu’ils ont en commun, c’est le commun justement. Une nouvelle manière de penser l’utilisation du savoir et des ressources matérielles. Ils partagent ce que j’appelle une « conscience anticipatrice ». Ils sont capables de capter les signaux faibles – qui ne sont plus si faibles que ça, d’ailleurs – à travers les crises systémiques que notre civilisation est en train de créer. Et ils n’entendent pas que ces problèmes restent insolubles, ils commencent à réfléchir à des chaînes logistiques différentes. C’est ça le commun.

Ces gens ne créent pas des marchés distribués, ils mettent leur énergie en commun pour créer du commun : c’est le logiciel libre, la connaissance ouverte, le design partagé. Ces gens utilisent une sorte de paradigme qui veut qu’au-delà de leurs différences, ils sont en train de faire des choses similaires. (...)

Si on gagne, tant mieux, mais on ne peut pas compter sur la victoire. Il faut reconnaître le changement, les tensions sociales et les chances qu’il offre. La technologie, pour les gens qui n’ont pas le pouvoir, c’est une arme, c’est un outil. Mais je ne souscris pas à ce que dit Rifkin – dont je respecte le travail par ailleurs – quand il explique que c’est la technologie qui va tout changer. (...)

en micro-économie, il existe déjà un nouveau système où des communautés de contributeurs créent du commun, un système donc où des citoyens qui contribuent au bien commun créent de la valeur. Le centre de gravité est là. Autour du commun qui est abondant – parce que son coût marginal est nul –, existent des services à valeur ajoutée pour le marché. Aujourd’hui, ils sont exploités la plupart du temps sur le mode capitaliste classique, mais on peut faire autrement. Car les personnes qui créent le commun peuvent aussi créer leurs propres entités économiques éthiques – des coopératives ouvertes, par exemple – qui sont en convergence avec le commun et permettent au commun de se reproduire et de garder la plus-value dans la sphère du commun.

Dans ce système, on voit un retournement. Il y a toujours un marché, mais il est périphérique par rapport au commun. Une société pair-à-pair consiste donc, au niveau macro-économique, en une société civile où le citoyen contribue systématiquement à créer du bien commun, où une économie éthique existe autour de ces communs – pour créer une économie, une vie et une survie –, et où un Etat-partenaire facilite l’autonomie individuelle et sociale. (...)

Pour qu’il y ait commun, il faut une prise en charge par une communauté. Avant, ces communautés étaient locales, maintenant ce sont des communautés globales. Le numérique permet un changement d’échelle et fait en sorte qu’un truc périphérique devienne central. Mais cela doit s’accompagner d’une évolution sociale. Et pour qu’il y ait prise de conscience, il faut créer un sujet, comme le marxisme l’a fait avec l’ouvrier.

Alors c’est quoi le sujet du « pair-à-pairisme » ?

C’est le contributeur, c’est la communauté contributive. Ces communautés m’intéressent plus que les communautés combatives. On a évidemment besoin de combat, mais le plus important est de changer les modes de production. Créer des luttes politiques autour de ça, oui, mais d’abord, il faut créer un pouvoir social. Lorsque le monde du travail est en déclin, la seule chose qui peut le remplacer, c’est le monde du commun. (...)

Il faut faire de la politique. C’est un travail que je mène en ce moment, par exemple en Equateur avec la mise en place d’un plan pour une société de la connaissance ouverte qui, malgré ses défauts, a le mérite d’exister. Ici, en France, je travaille avec le réseau francophone des communs dont des participants ont créé le groupe des communs au Parlement européen. J’ai travaillé avec Syriza qui a repris certaines propositions dans son programme électoral. Je pars bientôt travailler à Barcelone avec la coopérative intégrale pour un processus de transition vers le commun sans Etat. J’ai travaillé avec les Verts belges. Je vais faire un atelier avec les chrétiens démocrates belges.

J’essaie de changer les choses, surtout à gauche. A droite, c’est plus facile : dès qu’il y a du bénéfice, la droite est intéressée. Paradoxalement, c’est plus difficile pour la gauche. (...)