
Plusieurs conseils départementaux pourraient être poursuivis en justice pour abandon d’enfants. À force de botter en touche, leurs services d’Aide sociale à l’enfance en arrivent à mettre en danger des dizaines de mineurs non accompagnés. Le cas de Karamba Noba, parti de Guinée à l’âge de 15 ans, est suspendu aujourd’hui dans les limbes du bon vouloir bureaucratique. Une histoire exemplaire, mais pas exceptionnelle.
Karamba fait son âge : il aura 17 ans le 6 mai prochain. Malgré tout ce qu’il a vécu durant son long voyage, il a encore les traits délicats et l’attitude réservée d’un adolescent. Une juge des enfants du tribunal de grande instance (TGI) de Marseille l’a reconnu mineur sur la base d’une « évaluation pluridisciplinaire » effectuée le 7 juillet 2017 par des éducateurs de l’Addap13 [1], ainsi que d’une « analyse matérielle » par la police aux frontières de documents d’état civil guinéens. « Je suis parti sans pièce d’identité, c’est après mon arrivée ici que mon oncle me l’a envoyée », raconte le jeune garçon. Deux évaluations officielles : voilà ce qu’on pourrait considérer comme un « faisceau d’indices » plutôt probant… Pourtant, sept mois plus tard et après moultes péripéties, Karamba Noba n’est toujours pas pris en charge. (...)
Sa fugue va le mener loin, très loin. Jusque dans l’hiver inclément de la Creuse, sur le plateau de Millevaches. Auparavant, sur les routes du Mali, du Burkina Faso, du Niger, de Libye, d’Italie et de France, la vie a rarement été tendre avec lui. Aujourd’hui, au bout du chemin, la maltraitance se poursuit, de la main d’administrations supposées le protéger, mais qui éludent leurs responsabilités en se renvoyant la balle.
Raconter une telle aventure n’est pas facile. On devine au fond des yeux de ce garçon plutôt frêle des épouvantes enfouies dans un semi-oubli. En particulier quand on évoque le Sahara, la Libye. (...)
Le 5 février 2018, le tribunal administratif ordonne en référé la prise en charge de Karamba sous huitaine, sous peine d’une astreinte journalière de 200 €. Selon le juge, « l’urgence est caractérisée dès lors qu’il est un mineur isolé, étranger, qui dort dans la rue et ne dispose d’aucunes ressources ». Le CD13 se fait vertement tancer : « La carence de l’administration à exécuter le jugement […] par lequel il a été confié par le juge des enfants à l’ASE des Bouches-du-Rhône à compter du 12 septembre 2017 et jusqu’au 6 mai 2019, date de sa majorité, porte une atteinte grave et manifestement illégale au droit à l’hébergement d’urgence, […] à la sauvegarde de la dignité humaine […] et à l’intérêt supérieur attaché à sa qualité d’enfant. »
De quoi faire jurisprudence ? Peut-être. Plusieurs avocats de mineurs isolés ont décidé d’attaquer l’institution défaillante au porte-monnaie. En face, clamant sa bonne foi, le CD13 « fait valoir qu’il n’a pas la possibilité d’exécuter rapidement la décision du juge des enfants en l’absence de places disponibles en structure d’accueil, mais qu’il fait toute diligence pour trouver une solution rapide ». Au 31 décembre 2017, 577 mineurs non accompagnés étaient recensés par le CD13, qui parle d’une augmentation de 180 % en deux ans. 450 d’entre eux seraient pris en charge.
Le 9 février, un soit-transmis [3] de la juge des enfants met à nouveau l’ASE en demeure de « localiser » le jeune Karamba « pour organiser l’effectivité de son placement ». Silence radio. Franck, un hébergeur solidaire, ne décolère pas. Il ne fait bien évidemment pas cela pour l’argent, mais il lui vient des envies de taper lui aussi là où ça fait mal : « Un ami juriste a déniché la notion juridique de “ collaborateur occasionnel du service public ”, une jurisprudence qui date de la Libération, quand des artificiers amateurs s’étaient blessés lors d’une fête de village et qu’un juge avait estimé qu’ils devaient être couverts comme des employés municipaux. J’ai bien envie d’aller leur chercher des poux sur ce terrain, à ces hypocrites ! » Mais le CD13 refuse jusqu’à présent de rembourser les factures présentées par les hébergeurs bénévoles, arguant que le mineur n’est pas encore placé sous sa responsabilité. Et si on lui demande pourquoi, il répond que ce n’est pas nécessaire, puisque l’enfant est à l’abri chez des particuliers… Tordu, mais malin. (...)
La direction de l’enfance et de la famille du CD13 ne répond jamais, fidèle en cela au vieux cliché sur les planqués des administrations locales. Derrière les portes closes et les téléphones sourds, des pères et mères de famille pensent sans doute que s’ils traitent humainement un jeune vagabond, cela fera appel d’air, et tous les orphelins d’Afrique et d’Asie viendront manger le pain de leurs chères têtes blondes. Ou sont-ils simplement des fonctionnaires zélés obéissant aux directives ?
La France se défausse depuis le début de la crise des réfugiés. C’est ainsi que « des migrants restent échoués en marge de toutes les marges [et] des mineurs sont traités comme du bétail industriel… » [4] À Paris, les ministres de l’Intérieur, que leur ton soit filandreux ou arrogant, couvent de vieux démons : rafles, délation, fichage, contrôle au faciès, déportation et délit de solidarité… La comparaison est odieuse, diront certains. Oubliant que la circulaire Collomb enjoint éducateurs, médecins et associatifs à se faire informateurs des préfectures, elles-mêmes sommées de redoubler d’efforts dans les reconduites aux frontières. Comme en 1940, mon colon.
Abandonnés sur un quai de gare
Les mineurs ? Qu’ils grandissent dans la rue, on les expulsera pour fêter leurs 18 ans. D’ici là, pendant que les autorités regardent ailleurs, ils sont pris en charge par des réseaux. Solidaires dans le meilleur des cas, mais également criminels. (...)
Cette histoire est une bombe en puissance. On ne compte plus les mineurs étrangers que les départements se renvoient comme des patates chaudes, prétextant un manque de moyens et se cachant derrière la responsabilité de l’État. On paie un billet de train au gosse et bon vent. Mais ce qu’il s’est récemment passé entre Grenoble et Marseille dépasse les bornes de l’indécence. À l’été 2017, la PJJ, saisie par le parquet du cas de neuf mineurs isolés en Isère, préconise leur « ventilation » à Marseille. Ils sont quand même placés dans des familles d’accueil et scolarisés à Grenoble, dans l’attente d’être envoyés dans les Bouches-du-Rhône, où les capacités d’accueil seraient plus adaptées. Problème : la présidente du CD13, Martine Vassal, fait la morte.
De guerre lasse, les neuf mineurs, escortés par un éducateur, sont mis dans un train pour Marseille en janvier 2018. L’ASE est prévenue, mais une fois en gare Saint-Charles, l’accompagnateur isérois constate qu’il n’y a personne pour réceptionner ses protégés. Après une demi-heure d’attente, il remonte dans un train pour Grenoble, abandonnant ses lascars dans le hall de gare. C’est Al-Manba-Migrants13 qui les prendra en charge. Ce collectif allie soutien et auto-soutien des migrants eux-mêmes, pour qu’aucun paternalisme ne les dépossède de leur dignité et de leur libre arbitre. Parallèlement, des avocats songent à attaquer les différents conseils départementaux pour abandon d’enfants. Les collectivités locales, bombardées de plaintes et d’amendes, finiront-elles par craquer ? Se retourneront-elles contre l’État au lieu de faire payer les coupes budgétaires et la décentralisation aux jeunes étrangers ? Croisons les doigts. (...)