
Lors de nos précédents articles, nous avons évoqué la confusion médiatique autour du débat sur l’utilisation de l’hydroxychloroquine (HCQ) comme remède au Covid-19 : personnalisation à outrance de la controverse ; partis pris tous azimuts des commentateurs… Dans le dernier article de notre série estivale, nous revenons sur une question plus générale : celle de la médiatisation (souvent problématique) de la parole scientifique – et en particulier des études et essais cliniques sur les différents traitements potentiels au Covid-19.
Dans le contexte de la crise sanitaire, l’appel d’air produit par la demande d’information a conduit bien des chercheurs et/ou représentants d’institutions à court-circuiter le temps long de la recherche, en faisant des déclarations précipitées. Des propos avidement relayés par les médias… sans toujours faire preuve du recul nécessaire face à la parole de celles et ceux qui se prévalent de l’autorité scientifique.
Cela avait en réalité commencé avant la mise en œuvre du confinement le 17 mars, avec de confiantes annonces sur le caractère jugé sans gravité de la situation. Nous avons déjà évoqué dans un précédent article les affirmations de Michel Cymes balayant d’un revers de main la « grippette » qui s’annonçait selon lui. D’autres personnalités du monde médical (moins médiatiques à l’époque) prenaient le même type de position, à l’image de Yazdan Yazdanpanah, chef du service de maladies infectieuses à l’hôpital Bichat, directeur de recherche en infectiologie à l’Inserm et expert auprès de l’OMS. Il déclarait ainsi à la fin du mois de janvier dans « C dans l’air » : « Il n’y aura pas d’épidémie en France ». Ou encore du professeur Raoult, interviewé par le JDD dans un article paru le 1er février et titré « Le professeur Didier Raoult : "Ce coronavirus n’est pas si méchant" ».
À ces premières annonces aussi péremptoires que mal avisées en succédèrent d’autres, en particulier s’agissant des traitements potentiels de l’infection. Outre le cas de l’HCQ, combien de titres sur différents « remèdes miracles » avec à l’appui de simples hypothèses ? (...)
Répondre aux attentes supposées du public (ou à celles des journalistes) peut faire partie d’une stratégie de communication de la part de chercheurs, de médecins et/ou de responsables politiques en période de crise sanitaire. Au mépris, parfois, de la prudence ou de la précision la plus élémentaire. D’où la nécessité d’un journalisme scientifique qui soit en mesure de remettre en contexte, voire de critiquer les déclarations des uns et des autres. Une démarche élémentaire trop souvent négligée dans la couverture de la crise sanitaire. C’est tout particulièrement le cas s’agissant de la médiatisation des études et travaux scientifiques. (...)
Au cours de ces derniers mois, on a assisté à la médiatisation, parfois sans aucun recul, de résultats d’études pris comme autant d’arguments d’autorité. (...)
Pour éclairer les débats et controverses, il est nécessaire d’expliciter les limites des travaux publiés, liées notamment au processus de publication des études. Ce qui est loin d’être toujours le cas.
Tout d’abord, de nombreuses études ont été médiatisées sans nécessairement avoir été soumises au processus de relecture mis en œuvre par les revues pour garantir la qualité des articles publiés (...)
Autre pratique permettant d’éviter de passer sous les fourches caudines des grandes revues : la publication d’articles dans des revues de moindre « standing », voire plus « accueillantes ». C’est par exemple le choix qui a été fait par l’équipe du professeur Raoult, qui a publié son étude dans The International Journal of Antimicrobial Agents, une revue dont l’éditeur en chef est Jean-Marc Rolain, un des membres de l’équipe de Didier Raoult et co-auteur de l’étude (une pratique loin d’être rare dans le domaine de la littérature scientifique). Enfin, il est également possible de publier dans une des « revues prédatrices » qui prolifèrent sur la promesse d’une publication rapide moyennant des frais de publications à payer par les chercheurs (...)
Si les résultats des études publiées en « pre-print » doivent être examinés avec précaution, il serait trompeur de considérer que la validation par un comité de lecture d’une revue prestigieuse vaut vérité scientifique. Preuve en est, parmi d’autres, l’étude publiée le 22 mai par la prestigieuse revue médicale The Lancet, reprise largement dans les médias [6]. Cette étude prétendait trancher une importante controverse scientifico-médiatique. Problème : l’article en question n’a pas manqué de soulever les doutes de nombreux chercheurs en biostatistiques dans la journée même de sa publication, avant d’être finalement retirée par la revue dès le 4 juin – un désaveu majeur pour une revue. Les auteurs finiront par admettre avoir truqué et parfois même inventé les données utilisées dans leur étude (...)
La précipitation coupable des éditeurs du Lancet peut s’expliquer par différents facteurs : premièrement, la menace que représente la pratique du « pre-print », alors même que les (immenses) profits générés par les revues médicales dépendent de l’exclusivité des résultats qu’elles publient ; menaces de la concurrence des « petites revues », compte-tenu de l’abondance des travaux de recherche au cours de la crise sanitaire du Covid-19 ; menaces personnalisées par le professeur Raoult, dont la force de frappe médiatique a permis la mise en Une des journaux du monde entier de résultats non validés par une prestigieuse revue ; opportunité enfin – dans ce contexte de remise en cause de la position dominante du Lancet du fait de la circulation plus fluide des résultats des recherches en cours – de publier une étude présentant toutes les apparences du « sérieux », et à même de « faire autorité ».
Un article d’Arrêt sur images revient en détail sur la médiatisation de cette étude, dans un premier temps largement relayée… avant que plusieurs journalistes scientifiques n’en remettent en cause la méthodologie. (...)
Autre aspect important : les grands groupes pharmaceutiques, bien que bénéficiant largement des recherches et fonds publics [7], sont parfois les seuls à mettre en œuvre les sommes colossales nécessaires au financement des études de grande envergure qui évaluent l’efficacité de leurs nouveaux médicaments. Cela peut placer chercheurs et chercheuses en position de conflit d’intérêt structurel : pour publier une étude d’ampleur dans une revue prestigieuse, il faut souvent travailler avec (et en fait, pour) un grand groupe pharmaceutique. (...) **Une information scientifique, critique et rigoureuse, était pourtant possible. Une information qui rende compte des contraintes et du contexte de l’expression de la parole scientifique – ou encore des conflits d’intérêts et des pratiques, souvent douteuses, des revues médicales et des entreprises pharmaceutiques.
Une telle approche n’a pas été totalement absente – en témoigne, par exemple, cet article du Parisien daté de la mi-mai. Pourquoi est-elle restée marginale – et ce malgré la surface inédite réservée à l’information médicale en cette période de crise sanitaire ?
Plusieurs hypothèses sont plausibles : choix des programmateurs et journalistes, imputant au grand public un désintérêt pour des sujets compliqués ; incompatibilité notoire entre les pratiques médiatiques (effets d’annonce, scoops, polémique-spectacle, etc.) et les termes du débat scientifique (prudence, nuances, temps long, etc.) ; ou encore réticence à aborder des sujets potentiellement catalyseurs de critiques du fonctionnement ordinaire d’un secteur important du capitalisme financier : celui de l’industrie pharmaceutique.
Autant de raisons structurelles qui peuvent expliquer la grande difficulté que rencontrent les médias dominants pour traiter convenablement une question scientifique complexe – difficulté dont la crise du Covid a fait la démonstration.