
L’Otan veut ouvrir un camp d’entraînement dans l’un des plus grands pâturages d’Europe, au cœur du Monténégro. Les bergers s’organisent pour préserver cet écosystème exceptionnel façonné par les traditions pastorales.
« Il faut que Sinjajevina reste comme nos ancêtres nous l’ont laissée en héritage, qu’elle reste éternelle, lance la bergère de 63 ans avec gravité. Nous devons la préserver comme un lieu sacré, pour notre descendance. » (...)
une menace bien réelle plane au-dessus de ses immenses pâturages qui forment le cœur du Monténégro. En 2019, le gouvernement d’alors avait décidé la militarisation de la zone dans le cadre d’un projet soutenu par l’Otan. Une perspective inenvisageable pour Gara. « Jamais Sinjajevina ne pourra être transformée en terrain militaire, affirme-t-elle en montrant le plateau où sa famille réside chaque été depuis plus de 150 ans. Nous la garderons intacte et épargnée de la pollution pour éviter que les prochaines générations ne disent : “c’était Sinjajevina”. » Les tirs et les explosions qui ont accompagné le lancement du projet il y a trois ans ont choqué tous les katuns (villages de bergers) du coin et soudé les habitants. (...)
Fin 2020, les membres du collectif « Sauvez Sinjajevina » se sont opposés au retour de l’armée sur le plateau. Ils ont occupé le terrain pendant presque deux mois, par des températures souvent glaciales. La mobilisation des habitants reprend de la vigueur en ce dimanche d’octobre. Des 4x4 hors d’âge apparaissent au bout de pistes invisibles. Des éleveurs se rejoignent au beau milieu de la prairie verdoyante, où ont eu lieu les premiers exercices militaires. Quelques jours avant que les derniers troupeaux ne redescendent dans les vallées environnantes, les familles s’organisent pour défendre leur montagne pendant l’hiver à venir. Des tours de garde et des équipes d’action urgentes sont établis pour les semaines à venir.
« Nous nous mobiliserons jusqu’à ce projet soit abandonné »
Si la militarisation de Sinjajevina est soutenue par le parti prooccidental du président Milo Djukanovic, défait lors des dernières élections législatives de 2020, l’avenir du plateau est suspendu aux interminables tractations politiques qui ont déjà eu raison de deux nouvelles majorités gouvernementales. Face aux revirements des politiciens, les défenseurs de Sinjajevina ne comptent que sur eux-mêmes. (...)
« C’est le deuxième plus grand pâturage d’Europe, et il a été pendant des siècles une source de nourriture et de revenus pour les gens du Monténégro, raconte Petar Glomazic, un documentariste qui mène la lutte pour Sinjajevina. Ils ont utilisé la forêt, l’eau et les pâturages comme un bien commun. La façon de vivre et d’élever le bétail y a été préservée à travers le temps et l’écosystème actuel est le résultat d’une symbiose entre la nature et la présence durable des humains. » (...)
« S’ils tuent cette montagne, ils tueront aussi une partie de nous-mêmes » (...)
Déjà en partie protégée par le label de l’Unesco, la zone retenue pour le camp militaire répond à de nombreux critères de protection internationale. Tout comme aux normes de l’Union européenne, à laquelle le pays est candidat depuis 2010. « Dix types d’habitats recensés à Sinjajevina sont d’importance internationale, et notamment les prairies calcaires alpines et subalpines, qui représentent 46 % du plateau de Sinjajevina, et presque la totalité de la zone centrale du terrain militaire, explique Pablo Domingez. Chercheur en écoanthropologie au Centre national de recherche scientifique (CNRS), il travaille à la valorisation du patrimoine de Sinjajevina auprès de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Selon les critères de l’UE, l’une des principales mesures pour conserver ce type d’habitat clé, c’est de soutenir ces pratiques pastorales extensives, surtout pas de les bombarder. » (...)
En juillet, la ministre de l’Environnement a proposé de faire du plateau un parc naturel. Mais l’orientation stratégique du pays divise profondément une classe politique qui balance entre influences prooccidentales et prorusses. (...)
Seize ans après son indépendance de la Serbie, le Monténégro vit au rythme des aspirations contradictoires de ses habitants, et des crises politiques qui en découlent. L’adhésion du pays à l’Otan en 2017 n’a par exemple jamais été acceptée par une partie de la population qui se souvient avec amertume des bombardements de l’Alliance atlantique sur le pays en 1999. Alors que la guerre a fait son retour sur le continent européen, beaucoup de Monténégrins revendiquent une certaine neutralité. (...)
Très présents dans les médias locaux, les opposants au projet militaire ont lancé une pétition internationale afin de pousser les autorités à abandonner le projet. En attendant, les bergers se relaient dans la montagne pour empêcher tout retour de l’armée sur l’immense plateau de Sinjajevina.
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(...) Été 1971 sur le plateau du Larzac. 90 000 brebis paissaient paisiblement. Depuis le début de l’année, le projet d’extension du camp militaire était évoqué par les élus locaux. En octobre, il a été officiellement confirmé par le ministre de la Défense Michel Debré. La résistance a commencé. 50 ans après le début de la lutte du Larzac menée jusqu’à la victoire en 1981, qu’en reste-t-il ? Reporterre s’est rendu sur le plateau. Un premier récit décrit un système de gestion des terres agricoles inédit et réussi. Aujourd’hui, ce que « l’esprit Larzac » a permis de construire sur ces terres pauvres et isolées. (...)