
La « Petite Poucette », héroïne du dernier ouvrage de Michel Serres, symbolise la génération des 18/30 ans qui font voltiger leurs pouces sur leurs mobiles pour échanger des textos. D’autres la nomment génération Y. C’est moins poétique. Nés avec le numérique ces jeunes sont des mutants qui annoncent et accompagneront une nouvelle ère. Que le philosophe dessine.
Je l’ai appellée Petite Poucette et pas Petit Poucet, déclare le philosophe, parce qu’il faut célébrer « la victoire des femmes » ; les filles ne travaillent-elles pas plutôt plus et mieux que les garçons ? "Génération" est d’ailleurs un nom féminin, et Petit Poucet est inclus. On se réjouit : pour une fois, le féminin est générique. (...)
Petite Poucette est un nouvel être dans un monde où les changements ne cessent de s’accélérer, depuis les années 70. « Elle vit dans un monde plein » ( 7 milliards d’habitants) et dans un milieu urbanisé. Elle a rarement vu une poule pondre un œuf. La campagne, pour elle, c’est du tourisme. L’histoire s’est immensément étirée : celle de l’univers en expansion, celle du monde jusqu’à des milliards d’années, la sienne jusqu’à 80/100 ans probablement. Elle n’a pas connu la guerre à proximité, s’indigne contre la douleur, vivra plusieurs histoires de couple et programmera la naissance de ses enfants. Elle ne parle pas le même langage (35 000 mots nouveaux au lieu de 5 000 entre deux parutions du dictionnaire de l’Académie française). Et surtout, surtout, « tout le savoir est ouvert, accessible, par téléphone, par internet ». A Lutèce l’évèque Denis, à qui on avait coupé la tête, continua à grimper la Butte Montmarte, sa tête dans la main. Petite Poucette, elle, a sa tête, sa mémoire, son savoir dans son ordinateur, à portée de la main : « Le savoir chute dans la boite électronique … l’intelligence se mesure désormais à la distance au savoir » (...)
Enseignant international, le professeur connaît et aime les jeunes qu’il côtoie en permanence. Il est sûr que ce ne seront pas les seuls adultes au pouvoir, empêtrés dans leurs certitudes, qui seront capables de nous sortir de la crise de civilisation née de la révolution numérique qui génère « une crise de la pensée ». Pour Michel Serres, aucun doute, nous devons écouter les jeunes qui développent des facultés cognitives très différentes de celles formatées par l’écriture et le livre, et transformer les méthodes d’enseignement, comme cela a été nécessaire quand on est passé d’une culture de l’oral à une culture de l’écrit.
Ce petit ouvrage est un enchantement. Comme d’ habitude, Michel Serres, philosophe, scientifique, poète nous rend plus intelligents. Il nous hisse sur sa tour de guet et nous fait changer de regard sur un monde qu’il voit de tout près et de très loin à la fois. A communiquer d’urgence au nouveau ministre de l’Éducation.