
Contre le modèle social en vigueur, Bertrand Quentin veut recentrer le handicap sur le mode d’exister de la personne en souffrance.
Si, pour une grande majorité, la vision du handicap reste aujourd’hui stigmatisée, la notion de handicap a fortement évolué au fil du temps. De manière générale, le terme handicap désigne l’incapacité d’une personne à vivre et à agir dans son environnement en raison de déficiences physiques, mentales, ou sensorielles. Il se traduit, la plupart du temps, par des difficultés de déplacement, d’expression ou de compréhension chez la personne atteinte. (...)
C’est seulement à partir de 1980 que le terme handicap est associé aux individus dans l’incapacité d’assurer un rôle et une vie sociale normaux du fait de leurs déficiences. Ce qui crée, en effet, la situation de handicap, c’est bien un environnement inadapté et non plus la déficience elle-même. C’est pourquoi aujourd’hui nous parlons de « personne en situation de handicap ». Cinq millions de personnes sont handicapées en France aujourd’hui dont 80% à 85% sont atteintes d’un handicap invisible (moteur, psychique, mental, sensoriel, invalidant).
Traitement du handicap dans l’histoire
De l’Antiquité à nos jours, la vision et la prise en charge de ce qu’on nomme aujourd’hui le handicap ont évolué d’un point de vue à la fois social et politique. Les infirmes, les fous, les déséquilibrés, sont alors considérés comme impurs ou victimes d’une malédiction divine, et éliminés dès la naissance. Au Moyen-Âge, ce sont des infirmes reconnus mais enfermés qui suscitent la peur. Progressivement, sous l’influence de la science et de la philosophie des Lumières, les représentations se modifient : L’Abbé de l’Epée ouvre une école pour les sourds-muets et invente des signes méthodiques pour leur permettre de communiquer. Valentin Haüy fonde de son côté l’institution des jeunes aveugles et propose des caractères en relief pour leur ouvrir l’accès à la lecture. Philippe Pinel invente la psychiatrie et l’usage des traitements doux pour remédier aux violences dont les personnes déséquilibrées étaient victimes.
A partir du XIXème siècle, les infirmes trouvent une place dans la société, en particulier dans le monde du travail et de la scolarité (loi de 1898 sur la responsabilité de la collectivité, et d’assistance aux vieillards, infirmes et incurables en 1905). Mais le premier grand dispositif législatif sur le handicap en France date de 1975 avec la loi d’orientation en faveur des personnes handicapées. (...)
Les mots du handicap
Au-delà de ces améliorations, c’est la question fondamentale de l’identité qui doit interroger le philosophe : y a-t-il une identité handicapée faisant apparaître un sujet pensant et non un homme dans sa dimension physique et biologique ? Cette identité désigne-t-elle un collectif, un groupe différent ou l’ipséité d’une personne donnée en situation de handicap ? Quant au néologisme « invalidés », il interpelle notre modèle social : qui peut porter ce label en forme de diagnostic ? La société dans son effort pour développer l’accessibilité ? Le monde médical à partir d’une conception purement physiologique du handicap ? Comment lutter contre le « validisme » ou le « validocentrisme » (attitude centrée sur le profil des individus dits valides) ? Enfin, quels mots employer pour désigner la personne handicapée, qui s’est longtemps désignée elle-même comme « invalide » ? (...)
Les valides, témoigne Robert Murphy, un anthropologue lui-même handicapé, ne savent pas quels mots utiliser. Du reste, en existe-t-il un qui soit satisfaisant ? Handicapables ? Personnes autrement capables ? Homme en situation de handicap ? Finalement, parler d’une personne handicapée rend peut-être mieux le constat que, derrière des gestes physiques ou des réactions inadaptées, la personne est là, dont Kant nous rappelle la dignité inaliénable, quelles que soient ses apparences physiques ou psychiques. (...)
D’après l’auteur, il n’existe pas d’essence du handicap, mais un « essaim de types de handicaps ». La sociologie trouvera sans doute son bonheur dans ce champ d’enjeux sociaux et politiques mais le chercheur n’en dégagera pas pour autant un concept « robuste ». Face à une société vécue comme hostile, la personne handicapée ressent en elle comme une force centripète l’invitant à se retirer en elle-même. Cette réaction est, du reste, caractéristique de notre espèce : tout homme a besoin de regards non stigmatisant. (...)
Le mode associatif offre une identité imaginaire mais dont les effets, réels, sont notables. Pour que la personne handicapée puisse s’intégrer dans l’espace public et voir reconnue sa diversité, la société civile se doit d’investir des moyens proportionnés à cet objectif (crédits, obligations légales, quotas, adaptations techniques...). Cependant, une société peut-elle à la fois concilier l’autonomie (l’humain sans défaut) et la reconnaissance de la différence (diversité et pluralité) ? N’est-il pas contradictoire de vouloir être simultanément reconnu comme égal et comme différent ? Le monde du handicap n’est-il pas tenté de jouer sur les deux tableaux ? Lui faut-il affirmer son identité de groupe opprimé ou laisser se diluer cette essentialisation de la différence ? Cette difficulté à trancher laisse du même coup la place à une seconde interrogation : y a-t-il une identité, une « ipséité » de la personne handicapée non plus de groupe mais individuelle ? (...)
Les critères physiologiques et les avis du corps médical ne peuvent suppléer aux souhaits du patient et les réponses varieront d’un individu à l’autre. Celui-ci attend une prise en compte plus qu’une prise en charge. A travers une modélisation technocratique des soins, le patient est décomposé de façon analytique alors qu’il vit une problématique globale. L’aspect multidimensionnel du concept de qualité de vie incite donc à la prudence face aux prétentions instrumentales ou scientifiques à ramener les handicapés vers une « bonne santé ». Si incontestables que soient les améliorations médicales apportées aux personnes handicapées, c’est l’accueil social qui demeure primordial : comment ne pas les laisser sur le seuil ? (...)
En frappant ainsi à la porte de la société commune, la personne handicapée pose de nouvelles questions ou de plus anciennes auxquelles on était gêné de répondre : par exemple l’aspiration et le droit à la sexualité. Dans la représentation populaire, le handicap mental produirait des monstres, dotés d’une sexualité exacerbée et incontrôlable, déséquilibrés et psychopathes… Pourtant, la sexualité n’est-elle pas l’un des fondements de l’identité sociale ? La nier revient à mutiler la personne dans sa dimension affective et amoureuse, la nier en tant que sujet. La pulsion sexuelle est en nous jusqu’à la mort, disait Freud. Cette prise de conscience progressive modifie l’attitude des soignants : respect de l’intimité, soin du corps, possibilité de rencontres affectives ou amoureuses. (...)
Dans cette course vers un homme idéal, vers des performances physiques et mentales sans cesse améliorées, on laisse supposer que la souffrance, la maladie, le handicap, le vieillissement et même la mort pourraient être éradiqués. Il y a là une occultation de la condition humaine et de la richesse qu’apporte à une société la confrontation à la différence humaine. Ce serait, selon l’auteur, un fantasme de « transhumanisme ». (...)
l’auteur suscite un certain nombre de questions : qui invalide l’invalidé ? Percevoir l’autre comme vulnérable, n’est-ce pas s’interdire une rencontre éthique authentique, sachant que la qualité de vie ne se mesure pas ? (...)
la philosophie appelle, quant à elle, à une compréhension augmentée de l’homme. Faisant alterner les références philosophiques et les récits ou témoignages, s’autorisant quelques digressions, voire des répétitions, l’ouvrage intéressera le grand public comme les plus avertis.