
Au regard de l’attaque frontale que livrent les classes dominantes, avec la complicité des politicien(ne)s à leur botte, à nos conquêtes sociales, la réponse se doit d’être à la hauteur. Trop souvent, de nombreuses personnes attendent un catalogue d’alternatives prémâché pour se mobiliser. Pourtant, ça ne doit pas être l’existence d’alternatives qui créé l’action collective, mais bien l’inverse.
Cela ne doit bien entendu en rien nous empêcher de réfléchir à des propositions concrètes, notamment afin d’encourager la lutte. Parmi ces propositions, il y en a une qui est à même de transcender les nombreuses divisions idéologiques, et par la même de trouver écho chez de nombreux mouvements : la réduction collective du temps de travail. Remarque préalable : cette réduction du temps de travail telle qu’elle est envisagée dans ce texte n’a rien à voir avec une généralisation du temps partiel telle que cela se fait actuellement dans de nombreux pays et secteurs (on assiste d’ailleurs de facto à une diminution du temps de travail dans nos sociétés). Nous parlons ici de réduction des heures hebdomadaires sans perte de salaire. Utopique ? Certainement moins que les discours dominants sur le retour de la croissance et les créations d’emplois.
Une réappropriation de la richesse collective
Quiconque analyse l’évolution de la société de ces trente dernières années comprendra que cette mesure s’y inscrit parfaitement. Ces dernières décennies ont vu apparaître ce qu’on a appelé un chômage structurel, c’est-à-dire lié à de profondes transformations de la société, pour la plupart difficilement réversibles. En font partie la fermeture de certains secteurs (les mines notamment) ; les délocalisations d’entreprises ; la mécanisation et l’informatisation croissantes (d’abord dans les secteurs primaires |1| et secondaires |2| mais le tertiaire n’échappe évidemment pas à la règle |3|). Cette transformation vers une société postindustrielle a conduit certains à prédire la « fin du travail » |4|. Malheureusement, ce ne fut pas le cas car, le rapport de force étant du côté du capital, cela s’est traduit par une mise au chômage de millions de personnes au profit des détenteurs des capitaux. La main d’œuvre faisant souvent partie des principaux « coûts de production », elle sert souvent de variable d’ajustement pour rétablir, voire augmenter les taux de profit. (...)
Un outil contre le chômage
Outre la lutte contre les inégalités, une des forces de cette revendication est qu’elle offre une solution adéquate au problème de l’emploi dans nos pays. Tout ce qui précède illustre l’illusion dans laquelle baignent l’ensemble des forces politiques qui promettent de « créer des emplois » ou de « réindustrialiser nos économies ». Même s’il ne faut pas nier l’apparition de nouveaux emplois (il en faudra notamment pour assurer une transition énergétique), la véritable utopie se trouve dans l’idée qu’il en sera créé autant que ceux qui ont disparu (...)
il n’y a guère d’autres solutions envisageables qu’une diminution des heures de travail avec des embauches compensatoires dans les secteurs qui en ont besoin. Par ailleurs, la réduction collective du temps de travail conduira également à instituer un rapport de forces plus favorable aux travailleurs puisque les marges de manœuvres et les pressions du patronat seront réduites en raison de l’affaiblissement de ce que Karl Marx appelait « l’armée de réserve ». D’aucuns rétorqueront que cette mesure portera surtout préjudice aux petits entrepreneurs. Bien entendu, la réappropriation des richesses telle qu’elle est mentionnée ici vise surtout les grandes entreprises, souvent multinationales. Par conséquent, d’autres mesures simultanées pourront être prises pour atténuer autant que possible la pression sur les artisans et petits commerçants, dont le rôle sera certainement important dans un monde plus localisé : parmi ces mesures, évoquons notamment une diminution du taux d’imposition ou des mesures de soutien telles que des primes à l’embauche |7|.
Une mesure profondément « écologique »
En outre, il ne faut pas considérer la réduction collective du temps de travail uniquement comme une mesure économique ou sociale. Elle peut également être mobilisée dans un panel de revendications radicalement écologistes telles que la lutte contre la publicité et l’obsolescence programmée ou encore la décroissance de certains secteurs. (...)
Un instrument de bien-être
Parallèlement à cela, un dernier argument en faveur de la réduction collective du temps de travail, et non des moindres, est l’accroissement du temps libre dont bénéficieront les travailleurs. On le voit, le travail est de moins en moins considéré et consiste de plus en plus à satisfaire les exigences du monde entrepreneurial au détriment des souhaits et besoins des travailleurs. Le mal-être au travail explose, tout comme le stress et trop de personnes consacrent une part trop importante de leur quotidien à leur emploi et au transport au détriment du reste. En plus de l’aspect loisir, l’augmentation du temps libre produira à coup sûr des bienfaits pour la société dans son ensemble. (...)
Il faut donc considérer cette revendication comme partie prenante d’un processus de réappropriation de nos vies et comme un moyen de redéfinir notre société. Si cette mesure est appliquée seule, il est fort à craindre qu’elle n’ait pas les résultats escomptés et, pire encore et à la façon des 35 heures en France |12|, qu’elle risque de se décrédibiliser pour longtemps, donnant à ses détracteurs les armes pour la combattre (même si un récent rapport soulignait les effets bénéfiques de cette réduction du temps de travail) |13|. Il est également clair que tout ce qui est proposé ici n’est qu’une base théorique et que l’application de cette mesure devra être décidée démocratiquement le moment venu |14|. Mais mettre des mesures concrètes sur la table, tout comme défendre leur faisabilité, permet toutefois de voir émerger un minimum d’espoir dans ce contexte de fracture sociale et environnementale qui tend à se généraliser (...)
La force de cette idée est néanmoins d’être cohérente à la fois avec une perspective d’émancipation sociale mais également avec une vision d’un monde plus en phase avec les équilibres naturels : elle peut ainsi être reprise par les organisations de défense des travailleurs (avec ou sans emplois) comme par les mouvements écologistes. C’est de cette union que pourra émerger un réenchantement de la lutte dont nous avons tant besoin.