
Ils sont plusieurs milliers de conseillers à suivre, au quotidien, les six millions de chômeurs inscrits au Pôle emploi. Mais ces agents, dont le métier évolue sans cesse au gré des décisions politiques, ne savent plus trop où ils en sont. Sommés de faire du chiffre sans en avoir les moyens, souvent au détriment du respect des droits des usagers, beaucoup s’interrogent sur le sens de leur travail, quand ils ne sont pas purement et simplement en grande souffrance. Bastamag les a rencontrés.
« Hier soir quand j’ai quitté le travail, il y avait 200 mails en attente dans ma boîte, soupire Maya, conseillère au Pôle emploi à Rennes. Je suis censée répondre en 48 heures. Comment faire ? C’est impossible. Les demandeurs d’emploi s’impatientent, évidemment. Et je les comprends ! Plus le temps passe, moins les choses vont bien au Pôle emploi. » Arrivée en 2009, au moment de la fusion Assedics/ANPE qui donne naissance à Pôle emploi, Maya voit le sens de son travail lui échapper peu à peu. Pour elle, la dématérialisation, qui contraint les demandeurs d’emploi à s’inscrire par internet depuis début 2016, résume la politique globale de l’établissement : une mise à distance sans cesse renforcée des usagers, et plus particulièrement des plus vulnérables.
« Comment font les gens qui n’ont pas d’Iphone ou de tablette ? Ou qui ne sont tout simplement pas à l’aise avec les nouvelles technologies ? C’est vite vu, ils ne s’inscrivent pas. » « On taille l’offre sur mesure pour les plus employables, et les autres, on les laisse sur le bord du chemin, voire on les pousse dans le fossé, enfonce Claude [1]. Pôle emploi, c’est vraiment devenu une machine de guerre. »
Des usagers pénalisés
Leur point de vue tranche avec l’enthousiasme du service statistiques de Pôle emploi, qui assure dans son bulletin de septembre que « la dématérialisation de l’inscription à Pôle emploi a des effets positifs sur la qualité de la prise en charge des demandeurs ». La dématérialisation serait en fait à l’origine de beaucoup d’erreurs, que les agents passent un temps fou à corriger, alors que le système était censé leur faire gagner en efficacité. 5 ; ; ;°
« Quand nous ne serons plus là pour passer derrière les sous-traitants qui saisissent les bulletins de salaire, ce sera pareil, ajoute Sylvie. Plus personne n’interviendra pour réparer leurs erreurs, comme des revenus mal renseignés, des lignes manquantes, des primes inclues au salaire, etc. Ces informations sont très importantes pour que les droits à l’indemnisation soient respectés. »
Des agents maltraités
À Pôle emploi comme ailleurs, le management impose des règles et des consignes changeantes, sans que les salariés ne comprennent toujours pourquoi.
. « L’année dernière, se rappelle Dominique, il fallait pousser les gens à faire des formations, même si ce n’était pas leur projet. Et puis tout d’un coup, on arrête tout, même pour celles et ceux qui voulaient continuer. Ça n’a ni queue ni tête ! » « On se retrouve à dire oui à quelqu’un pour un dossier de formation, poursuit Céline. Puis, finalement, c’est non. Ou inversement. C’est très perturbant. On a l’impression d’être nuls. » La nouvelle convention, qui impose de nouveaux modes de calcul des droits à compter de ce 1er novembre, n’augure rien de rassurant... (...)
« Une organisation du travail maltraitante »
À cette perte de sens s’ajoute une pression continue de la hiérarchie : « A pôle emploi, le temps de travail réglementaire, c’est 37h30 par semaine, précise Dominique. Mais il arrive que des collègues pointent en fin de journée, mais restent ensuite au bureau pour finir leurs dossiers. » (...)
Ceux et celles qui haussent un peu le ton face aux consignes se font convoquer, et remonter les bretelles », rapporte Aurélie. « Je vois régulièrement des gens sortir en pleurs de leurs entretiens individuels, s’insurge Dominique. Franchement, mais on est où ? »
« On n’a pas plus le temps d’évoquer la misère de ceux et celles que l’on croise dans nos bureaux, tous les jours, et qui va croissante », regrette Claude, qui dit n’avoir jamais vu autant de gens pleurer. Confrontés à cette détresse, certains agents se « blindent », voire adoptent le discours très en vogue des chômeurs « feignants ». « Quand les gens sont trop atteints, ils se protègent comme ils peuvent » (...)
« La vie syndicale nous aide aussi à mettre de la distance, complète Aurélie. On réfléchit. Et on comprend, ensemble, que nous avons affaire à une organisation du travail maltraitante. »
« Radier, c’est le but en fait »
Ces moments d’échanges collectifs les aident à tenir le coup, à s’adapter. « Quand je vois arriver dans mon bureau des salariés de 58 ans cassés par leur travail, et qui viennent juste d’être licenciés, je vois rouge, dit Claude. Quelle honte de licencier ces gens. Que voulez-vous que je leur retrouve comme boulot ? Alors je les laisse tranquilles. » Charlotte laisse la porte ouverte, l’après midi, alors que l’accueil est censé être réservé à ceux qui ont pris rendez-vous. Sylvie force parfois le logiciel, tandis qu’Aurélie valide des dossiers sans attestation d’employeur ou débloque les dossiers d’autres agences, alors qu’elle n’a pas le droit de le faire. « Personne ne peut rester sans revenus, c’est impossible, énonce-t-elle simplement. Notre travail, c’est aussi d’y veiller. »
« Bien sûr, on prend des risques, reprend Aurélie. Comme tout se fait par ordinateur, on peut nous pister. S’ils veulent un jour se débarrasser des agents rebelles, c’est facile. Tout est tracé : sur quel dossier on est intervenus, quand, comment... » (...)
« Ce qui va se passer c’est "soit tu contrôles, soit tu dégages" », estime Aurélie. Ils vont licencier en masse, notre charge de boulot quotidien va augmenter, et les radiations vont augmenter. Ça semble évident. C’est le but en fait : faire diminuer sans cesse le nombre de personnes à indemniser. »