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la vie des idées
Pour cesser d’étiqueter les pauvres
Denis Colombi, Où va l’argent des pauvres. Fantasmes politiques, réalités sociologiques, Paris, Payot, 2020, 349 p., 21 €.
Article mis en ligne le 6 mars 2020
dernière modification le 5 mars 2020

« L’argent des pauvres » est de ces sujets qui alimentent régulièrement le débat politique. Car qui n’a jamais vu, rappelle l’auteur, des enfants arborant des baskets neuves et de marque tout en ne pouvant payer quelques euros de sortie scolaire ? des familles pauvres mais dont les placards regorgent de nourriture ? des migrants à la rue mais collés à leur smartphone ? Régulièrement perçus comme de piètres gestionnaires et des « assistés » délibérément oisifs, les démunis semblent plus proches, pour le dire crûment, du « passager clandestin » de Mancur Olson que de l’éthique protestante de Max Weber.

La sociologie n’est pourtant pas avare sur le sujet, mais visiblement peu audible. Cet ouvrage la remobilise pour traiter la question dans ses multiples dimensions : pister l’argent que les plus démunis gagnent, les façons dont ils l’utilisent, les représentations sociales afférentes, les réponses politiques à tenter. (...)

l’ouvrage entre dans le sujet non par la question des budgets mais par celle des perceptions différentielles de l’argent. Par exemple, versées au bas de l’échelle sociale, les aides en nature (bons de jouets de Noël, Food Stamps…) rassurent bien plus que celles en espèces, par « crainte des effets corrupteurs et séducteurs de l’argent » (p. 29) ; mais la presse people se délecte du faste des plus riches. Dans nombre de pays occidentaux, le regard porté sur les plus démunis par le monde politique voire médiatique est même si dur qu’ils tentent de se différencier les uns des autres pour s’extraire du stigmate – aboutissant au paradoxe politique que Trump peut compter, pour détricoter les dispositifs de lutte contre la pauvreté, sur le soutien de nombreux pauvres eux-mêmes.

Même versées sous forme monétaire, les prestations publiques sont souvent perçues socialement non comme des droits mais comme des dons, engendrant un sentiment de dépendance et, selon le terme péjoratif qu’on leur accole, « d’assistanat ». D’où l’humiliation ressentie par les bénéficiaires qui, pour contre-don, ne peuvent que se plier aux « contreparties » imposées (...)

Ne restent donc plus, chez les 10 % les plus pauvres, que 80 € mensuels à consacrer à l’habillement, aux loisirs et vacances, à l’équipement, etc. Bref, une gageure budgétaire, qui explique le séisme qu’a pu être la baisse de 5 € des APL – séisme inimaginable en haut de la pyramide sociale, mais bien réel en bas. Car non seulement, à ce niveau, « chaque euro compte », mais de surcroît « chaque euro qui manque coûte cher […] par l’effet boule-de-neige des pénalités bancaires et des emprunts d’urgence » (p. 154). Dès lors, « la gestion de l’argent devient une expérience totale. Il faut y penser en permanence, calculer en permanence, compter en permanence » (...)

Or, en « double peine », leurs dépenses sont souvent stigmatisées comme déraisonnables, insuffisamment ascétiques, mauvaises pour la santé. Sans voir les efforts de gestion quotidiens, considérables et sisyphéens, bien montrés par Ana Perrin-Heredia. Sans voir aussi leurs rationalités : on thésaurise de la nourriture quand restent quelques sous à la fin du mois, pour ne pas manquer les jours suivants ; on se prive pour acheter une paire de baskets aux enfants, car ils ont honte d’être traités de « pauvres » à l’école ; on cède à l’alcool ou aux cigarettes pour supporter tantôt la dureté du travail, tantôt sa déprimante absence ; on s’équipe d’un smartphone pour accéder aux démarches en ligne et aux offres d’emploi, ne pas payer un ordinateur et une ligne téléphonique fixes autrement plus coûteux ; on achète du mobilier ou des équipements domestiques car, à rebours de la « pyramide des besoins » de Maslow, aussi célèbre qu’infondée (selon laquelle les « besoins primaires » devraient être satisfaits avant d’accéder aux besoins de sécurité, puis d’appartenance, puis d’estime, puis d’accomplissement de soi), les plus démunis ont autant faim de reconnaissance et de dignité que de cinq fruits et légumes par jour.

« Il y a même tout lieu de penser que la consommation ostentatoire est plus importante pour les pauvres que pour les autres catégories, dans le sens où le coût de son abandon est plus élevé » (p. 103) : honte et dévalorisation de soi, « endossement définitif et sans doute irrémédiable du rôle de pauvre et de l’identité négative qui constitue la dernière étape de la disqualification sociale » (...)

D’où une préconisation aussi tautologique que politiquement iconoclaste : le moyen le plus efficace de lutte contre la pauvreté est… de donner aux pauvres plus d’argent, « suffisamment pour que [l]a vie soit supportable et pour que faire quelques économies soit tout simplement rentable » (...)

la thèse centrale de Colombi est que leur seule spécificité est de ne pas avoir d’argent. Il n’y a de différences ni ontologique, ni culturelle, ni de capacité gestionnaire, scolaire ou autre. Seule leur pauvreté (donc leur état de contraintes et de manque permanent ; leur confinement géographique et temporel ; leur disqualification sociale) explique les différences de comportements. Si reproduction générationnelle il y a, elle ne puise qu’à « la reproduction d’une condition économique défavorable via des choses aussi matérielles que la transmission d’un capital économique, les conditions concrètes d’éducation, les opportunités sur le marché du travail » (p. 126). Ce qui renvoie à la conclusion précédente : « L’argent apparaît comme […] la cause et la solution à tous les problèmes des pauvres » (...)

Comprendre pourquoi, dans ces conditions, on refuse à toute une part de la population de vivre décemment, conduit à chercher à qui profite l’affaire. (...)

de toutes les couches sociales, c’est sur leurs logements que la marge des loyers est la plus juteuse, d’autant qu’ils osent moins demander des réparations et mises en conformité par crainte de l’expulsion). (...)

Grâce à eux, des entreprises maximisent donc leurs profits et des individus s’enrichissent (...)

« De là, on peut dire que réduire la pauvreté n’est pas un défi si difficile parce qu’elle est un phénomène particulièrement complexe et mystérieux, mais bel et bien parce que beaucoup de personnes ont intérêt à ce qu’elle existe » (...)

C’est à cette aune qu’on peut relire la fonction politico-économique de l’assistance, dans une perspective simmelienne : elle ne viserait pas tant à aider les plus fragiles qu’à préserver cet ordre social, assurer la « régulation des pauvres », « maintenir certaines populations à leur place » (...)

D’où le niveau très bas des minima sociaux, lesquels portent bien leur nom puisqu’ils permettent de survivre mais non de vivre décemment – et moins encore de sortir de la pauvreté – : ils assurent le maintien de la pauvreté, donc le statu quo social.

Pour l’auteur, résorber la pauvreté serait pourtant possible – de même que des politiques volontaristes sont durant les Trente glorieuses venues à bout de la séculaire pauvreté des personnes âgées, par les retraites et la revalorisation du minimum vieillesse. Ne manque qu’une volonté politique de mieux répartir les richesses. (...)