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Pour une politique d’emploi permanent
Antoine Godin (chercheur au CEPN, Université Paris 13) et Dany Lang (chercheur au CEPN, membre du collectif d’animation des économistes atterrés)
Article mis en ligne le 24 septembre 2018

La coexistence d’un chômage de masse et de besoins sociaux insatisfaits n’a rien d’une fatalité. La politique d’emploi public permanent, ou politique d’employeur en dernier ressort, assure le plein-emploi de qualité et répond aux besoins sociaux. C’est une alternative crédible et soutenable. En matière de lutte contre le chômage, on n’a pas encore tout essayé !

Dans de nombreux pays comme en France, le chômage de masse obère l’avenir et en premier lieu celui des jeunes générations, qui sont les plus touchées par ce mal endémique. En Europe, la réponse à ce défi majeur, sans doute l’un des plus importants de notre temps avec celui des inégalités et celui de la transition vers une économie décarbonée et résiliente, est la Stratégie européenne de l’emploi. Cette stratégie vise à faire baisser le prétendu chômage naturel en détruisant les institutions du marché du travail, en affaiblissant les syndicats et en facilitant les licenciements. En France, les deux lois Travail participent de cette même logique qui, si elle peut contribuer à faire baisser les chiffres du chômage, conduit à la multiplication des emplois de mauvaise qualité, à la prolifération des contrats à temps partiel contraint (la version néolibérale de la réduction du temps de travail) et à l’accroissement de la pression sur les actifs en emploi – avec comme conséquence l’augmentation des risques psycho-sociaux, et en particulier la souffrance au travail.

Pourtant, comme chacun peut le constater chaque jour à son niveau, les besoins insatisfaits n’ont jamais été aussi nombreux dans tous les secteurs, à commencer par les secteurs de l’éducation, de la santé, de la vieillesse et de la transition écologique. L’État comme les entreprises privées semblent impuissants à répondre aux besoins sociaux de manière adéquate dans les cadres existants. Ce paradoxe du système capitaliste, qui organise la coexistence d’un chômage de masse et de besoins sociaux insatisfaits, n’est pas une fatalité mais résulte de choix politiques. (...)

Selon Minsky, pour lutter contre la pauvreté et les inégalités, il est nécessaire d’assurer en permanence un « plein emploi strict », soit un taux de chômage de 2,5 %. Pour cela, aux politiques de relance fondées sur les baisses d’impôts ou les hausses des dépenses publiques, Minsky préfère le recours aux politiques d’emploi public : les collectivités locales, financées par l’État, doivent créer directement des emplois[3]. Pour Minsky, le fonctionnement normal de notre économie entraîne des traumatismes financiers et des crises, de l’inflation, des dépréciations de la monnaie, du chômage et la pauvreté au cœur même de ce qui pourrait théoriquement être l’abondance généralisée ». Les politiques d’EDR ont pour vertu majeure de contribuer à stabiliser l’économie, en rendant les cycles moins profonds et moins violents[4], parce qu’elles concourent à résoudre les problèmes majeurs que sont le sous-emploi et des inégalités et ainsi à assurer une demande suffisante à tous les stades du cycle économique.

Dans l’esprit des propositions de Minsky, Randall Wray propose « une garantie d’emploi universelle »[5]. Cette garantie est universelle dans la mesure où elle est accessible à tous les actifs, en permanence. Les collectivités locales proposent des emplois à temps plein (ou à temps partiel lorsque le salarié le demande) à toute personne majeure, désireuse de le faire. La rémunération est composée d’un salaire de référence, fixé en fonction des conditions de vie locale et d’un ensemble de prestations (les services de santé, la garde d’enfants, la sécurité sociale, etc.). L’objectif des employés en garantie d’emploi devant rester l’embauche à plus long terme dans des entreprises (publiques ou privées), la période de garantie d’emploi doit également leur permettre de compléter ou d’améliorer leur niveau de formation ; la recherche d’emploi doit être considérée comme une activité à part entière de la PEPP.

Afin de s’adapter aux besoins locaux, la gestion des programmes de PEPP doit être fortement décentralisée, comme cela a été le cas dans les deux exemples de PEPP menées à grande échelle, en Inde et en Argentine[6]. Le gouvernement central contribue à la rémunération des employés et finance une partie du coût en capital des projets financés, le complément restant à la charge des collectivités locales et/ou des ONG impliquées dans la conception et la mise en œuvre des projets soutenus. Certains projets sont conçus de sorte à être pérennisés, les autres étant décidés de manière plus discrétionnaire lors des périodes de baisse de l’emploi dans le reste de l’économie. (...)

Pour les personnes perdant leur emploi, les PEPP ont pour vertu de réduire le coût de la dépréciation du « capital humain ». Les chômeurs perdent en effet rapidement en productivité et les employeurs se méfient généralement des personnes qui se sont trouvées au chômage de longue durée. Les PEPP permettent d’éviter cette dépréciation, puisque tous les actifs qui le souhaitent et le peuvent restent constamment en emploi. Plus encore, les programmes de PEPP prévoient que les personnes concernées soient formées dans le domaine de leur choix, qui peut être de l’ordre du marchand ou du non-marchand, les travailleurs gagnent en compétences, réduisant ainsi le coût de l’embauche – ils n’ont plus besoin d’être formés. Ainsi, la PEPP permet une meilleure insertion sur le marché du travail[8].

De nombreuses politiques de création d’emplois directes ou de PEPP ont été mises en œuvre au cours du vingtième siècle, en particulier aux États-Unis pendant la période du New Deal[9]. Depuis les années 2000, les expériences menées – souvent dans des pays émergents comme l’Inde ou l’Argentine – ont montré que ces politiques contribuent non seulement à réduire le chômage et à favoriser la reprise économique en période de crise, mais ont aussi souvent d’autres effets sociaux positifs. Il s’agit notamment de la promotion de l’autonomie des femmes et de l’égalité homme-femme[10] ; de la réduction des taux de faim et de mortalité infantile ; de l’amélioration des conditions de santé, d’éducation et la durabilité environnementale ; ainsi que du renforcement des communautés et de la démocratie.

En Europe, les initiatives de PEPP sont hélas encore trop timides.((...)

ces dispositifs sont salués pour leur efficacité et ne coûtent que 18 000 euros par chômeur et par an. Pour constituer une PEPP au sens plein, il faudrait que ces dispositifs soient étendus à tout le territoire et accessibles à tous les chômeurs, quelle que soit la durée depuis laquelle ils sont en recherche d’emploi. Et surtout éviter de tomber dans le piège du workfare, soit de l’emploi obligatoire : une PEPP ne contraint jamais les chômeurs à travailler.

Au vu de l’étendue et de la gravité du problème de chômage de masse, il est urgent de passer à cette généralisation au plus vite. Bien évidemment, la mise en œuvre d’une PEPP n’exclut pas de mener de front d’autres stratégies de lutte contre le chômage, comme l’embauche de fonctionnaires ou la réduction du temps de travail[12]. La mise en œuvre d’une PEPP suppose une volonté politique forte. Mais une telle volonté ne se justifie-t-elle pas devant le désastre humain et social absolu auquel ont abouti quatre décennies de financiarisation de l’économie et de chômage de masse ?